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Sécurité Sanitaire au Sénégal, un échec ?

Résumé : Après une accumulation spectaculaire de scandales en milieux hospitaliers au Sénégal, la sécurité sanitaire y est devenue l’un des principaux enjeux politique du pays. Cet article propose un état des lieux du système de santé sénégalais et tend à répondre à une question centrale : Comment le système sanitaire sénégalais en est-il arrivé à un tel niveau de dysfonctionnement ?

Les données présentées dans cet article permettent de conclure que l’absence de minimums requis contraignant les États membres de la CEDEAO à garantir la sécurité sanitaire, et la fuite massive de capitaux dont une part importante a été légalisée par des conventions fiscales bilatérales et par le franc cfa, expliquent collectivement l’incapacité de l’État à garantir la sécurité sanitaire de ses concitoyens. Ces facteurs ont eux-mêmes été facilités par la mauvaise gouvernance des autorités en matière de gestion budgétaire et de lutte contre la fuite de capitaux.

Mots-clés : Sécurité, Sécurité Sanitaire, Sénégal, système de santé, Macky Sall, Mauvaise gouvernance, Ministère de la Santé et de l’Action sociale, MSAS, Fuite de capitaux, évasion fiscale, fraude fiscale, France, Franc cfa, CEDEAO, autoritarisme, Ousmane Sonko, Royaume-Uni, Irlande, Chine, Portugal, Espagne, Mauritanie, Canada, Maroc, Paradis Fiscaux, SNC-Lavalin, ICIJ, Pandora Papers, Convention fiscale.

Drapeau du Sénégal

1. Un système de santé marqué par une succession de scandales et une politique sanitaire inefficace

1.1. Les scandales de ces dernières années et des réactions politiques inappropriées

Ces dernières années et à plus forte raison ces derniers mois, une multitude de scandales ont suscité l’indignation au Sénégal, révélant par ailleurs les défaillances criantes du système de santé.

Le 24 avril 2021, un incendie au service pédiatrique de l’hôpital Magatte Lô de Linguère, dans la région de Louga, avait causé la mort de six nourrissons. D’après le témoignage de l’un des parents endeuillés, aucun personnel soignant ou de sécurité n’était sur les lieux au moment des faits, empêchant toute intervention qui aurait pu sauver la vie des nouveau-nés.

En réaction à ce drame, dans la soirée du 28 mai 2021, le président de la République du Sénégal, Macky Sall, a reçu au Palais de la République les parents des six nourrissons, pour donner à chaque famille une enveloppe de cinq millions de francs cfa (7 627 €). Et ce, en présence des maires de Linguère, de Barkedji et de Thiel[1]Viviane Diatta, « Le destin tragique de Maïmouna Sow », Enquête Plus, 27 avril 2021, … En savoir plus.

Le 9 octobre 2021, c’est la clinique des Madeleine de Dakar qui était sous le feu des projecteurs. Un nourrisson y est mort des suites de « brûlures au premier degré étendues sur tout le corps avec une asphyxie secondaire due à une surchauffe et à un confinement prolongé ». Le Pédiatre et deux infirmières mis en cause aux débuts de l’enquête ont bénéficiés d’une libération provisoire[2]Fana Cisse, « Sénégal : la négligence et l’impunité ont calciné 18 bébés entre 2021 et 2022 », PressAfrik, 27 mai 2022  … En savoir plus.

En avril 2022, Astou Sokhna, une jeune trentenaire enceinte de neufs mois est morte dû à la négligence du personnel soignant du service maternité de l’Hôpital régional Amadou Sakhir Mbaye de Louga (ville du nord-Ouest du Sénégal).

Selon le témoignage de ses proches, malgré les demandes d’assistance répétées de la jeune femme qui nécessitait une césarienne, celle-ci fut ignorée par le personnel soignant qui arguait qu’aucune opération n’était pas programmée. Elle fut délaissée pendant une vingtaine d’heures, avant de décéder. Son enfant n’a pas non plus survécu.

En réaction, Macky Sall a fait limoger le directeur de l’Hôpital et appelé à « chercher les responsables ». Le ministre de la Santé et de l’Action Social, Abdoulaye Diouf Sarr, avait également reconnu que ce drame « aurait pu être évité »[3]« Nouveau drame dans un hôpital du Sénégal: onze bébés meurent dans un incendie, le ministre de la Santé limogé », Libération et Agence France Presse, 26 mai … En savoir plus.

Le 6 mai 2022, une assistante infirmière du service pédiatrique de l’hôpital régional de Kaolack avait dressé le certificat de décès d’un nourrisson. Le problème, est que celui-ci était bien en vie! Le nourrisson sera transféré à la morgue, puis réadmis au service pédiatrique après que les agents de la morgue aient constaté les signes vitaux présentés par l’enfant.

Cependant, privé de soins pendant plusieurs heures, il décédera peu après sa réadmission au service pédiatrique. Une enquête a été ouverte par le Procureur de la République, mais ni l’assistante infirmière en question ni la direction de l’hôpital n’est pour l’instant inquiété par la justice[4]« Affaire du bébé déclaré mort retrouvé vivant, l’assistante infirmière convoquée à la Police », APS, 09 mai 2022 … En savoir plus

Dans des circonstances similaires au drame d’avril 2021, la nuit de mercredi à jeudi 25-26 mai 2022, onze nourrissons sont morts calcinés lors d’un incendie déclaré au service néonatologie de l’hôpital Mame Abdou Aziz Sy Dabakh de Tivaouane, ville située à 100 kilomètres à l’Est de la capitale. D’après les premiers éléments de l’enquête, l’incendie a été causé par un court-circuit. Cependant, au moment des faits, le personnel de garde n’était pas sur les lieux.

Suite à ce drame, le directeur des ressources humaines (DRH), une infirmière et une sage-femme ont été placés en garde à vue. Un mois après les faits, seul le DRH a été relâché[5]Aminata Sarr, « Bébés morts calcinés, affaire Astou Sokhna…: Négligence, le délit le mieux partagé », Seneweb, 26 mai 2022 … En savoir plus. L’électricien et son employeur ont également été visés par une enquête[6]Ousmane Wade, « Décès des 11 bébés à Tivaouane : L’électricien et son employeur sur le viseur du doyen des juges », Leral, 8 juin 2022, … En savoir plus.

Des travaux de modernisation du pôle Mère-enfant estimé à trente-quatre millions de francs cfa (34 millions fcfa) avaient pourtant été financés à parts égales par le Département et l’entreprise des Grands Moulins en 2019. Les travaux étaient finis en décembre 2021, soit moins de sept mois avant les faits, suggérant ainsi d’autres responsabilités[7]Thierno Malick Ndiaye, « Tivaouane : Réhabilitation par les GMD du pôle Mère-Enfant de l’Hôpital Mame Abdou Aziz Sy », Senego, 19 décembre … En savoir plus.

Si le nombre d’incidents survenus en l’espace d’un an est trop élevé, Il est fortement probable que plusieurs milliers de décès ou de séquelles graves n’aient pas attiré l’attention de l’opinion publique.

À titre indicatif, selon Nina Penda Faye, journaliste et porte-parole du collectif Patients en danger, une association de défense des droits des patients créée en réaction au décès d’Astou Sokhna, l’association aurai reçu plus de cinq cents (500) témoignages dénonçant des cas d’erreurs médicales et de maltraitances en 72 heures. Une donnée suggérant l’ampleur des dysfonctionnements du système de santé sénégalais[8]« Sénégal : le président reconnaît « l’obsolescence » du système de santé », France 24, 28 mai 2022 … En savoir plus.

Bien que les scandales impliquant le personnel soignant aient particulièrement indigné l’opinion publique sénégalaise, l’indignation semble avoir été dans chaque cas, de courte de durée et réanimée par le scandale suivant. Par ailleurs, les divers scandales évoqués plus haut ont tous engagé des responsabilités pénales individuelles, tout en permettant aux autorités d’éviter la question du caractère systémique de ces incidents. Cependant, l’affaire des onze bébés pourrait constituer un point de non-retour.

Ayant compris les risques de contestation social virulentes, quelques heures après l’incendie de la Maternité de Tivaouane, Macky Sall a annulé un déplacement dans le cadre de la présidence de l’Union Africaine (UA), a reconnu « l’obsolescence du système de santé », déclaré trois jours de deuil national, limogé le ministre de la Santé et de l’Action sociale, et l’a remplacé par le Dr Marie Khemesse Ngom Ndiaye[9]« Macky Sall met déjà la pression au Dr Marie Khémesse Ngom Ndiaye », Sendirect, 1 juin 2022, … En savoir plus.

« L’obsolescence » reconnue par le chef d’État appel ainsi à une réforme du système de santé ambitieuse et urgente. À cet égard, le Président a invité la nouvelle ministre à présenter les « orientations stratégiques » d’une réforme hospitalière en mettant l’accent sur :

  1. L’optimisation et la complémentarité de la carte sanitaire ;
  2. L’évaluation et la professionnalisation du personnel de santé ;
  3. La fonctionnalité des infrastructures et équipements requis au renforcement et à la maintenance du plateau médical ;
  4. La mise à niveau des services d’accueil et d’urgence ;
  5. L’efficience du modèle économique des hôpitaux prenant en compte la dette et la facturation maîtrisée des prestations ;
  6. La bonne gouvernance et la bonne performance des structures médicales.

Si cette réaction politique dénote une volonté de réformes dans l’urgence, il convient de rappeler que ces « orientations stratégiques » proposées par le Président, sont la continuité des Plans Nationaux de Développement Sanitaire établis de 1998 à nos jours.

1.2. Les Plans Nationaux de Développement Sanitaire (1998-2022)

Au moins depuis le 10 décembre 1997, le ministère de la Santé a établi plusieurs politiques de développement sanitaire ayant pour objectif[10]sous la Présidence d’Abdoulaye Wade, puis réajusté à la signature des Objectifs Millénaires de Développement (OMD, devenu les Objectifs de Développement Durable – ODD) de l’ONU … En savoir plus :

  • D’améliorer l’état de santé de la population avec en priorité la réduction de la mortalité maternelle, de la mortalité infantile et la maîtrise de la fécondité ;
  • De démocratiser l’accès aux soins de qualité et améliorer la prévention et la lutte contre les maladies ;
  • D’améliorer durablement le secteur et la gouvernance de la santé[11]ministère de la Santé, 2009, Plan National de Développement Sanitaire (PDNS) – Phase II : 2009-2018, République du Sénégal, p.5 ; ministère de la Sante, 2004, Plan National de … En savoir plus.

Connu sous le nom de Plan National de développement Sanitaire (PNDS), chaque plan, d’une durée allant de cinq ans à une décennie, produit des rapports rédigés par le ministère de la Santé, fait un état des lieux du système de santé, évalue l’efficacité des réformes, redéfinit des objectifs, et préconise aux acteurs du développement sanitaire des « orientations stratégiques », tout en veillant à leur application.

De plus, le 17 juillet 2001, le gouvernement avait fait une réforme hospitalière afin de répondre aux besoins du secteur de la santé identifié par le premier PNDS. Néanmoins, vingt-et-un an plus tard, les problématiques et les objectifs n’ont pas fondamentalement changé[12]Direction des Etablissements de Santé, ministère de la Santé et de la Prévention, 2001, Réforme Hospitalière : Présentation, Lois et Décrets, République du Sénégal, … En savoir plus.

Figure 1 : Orientations stratégiques de chaque Plan et programme de développement sanitaire de 2004 à nos jours [13]N’ayant pas eu accès aux données du PDIS 1998-2004 cette infographie n’inclue pas les orientations stratégiques du PDIS. ministère de la Santé et de la Prévention Médicale, 2006, Politique … En savoir plus

Orientations Stratégiques des PNDS (2004 à 2028) dans le but de mieux garantir la sécurité sanitaire au Sénégal

Le nombre d’incidents évoqué plus haut, et les données présentées dans le chapitre deux, suggèrent que malgré deux décennies de politique de développement sanitaire et social, les avancées ont été largement insuffisantes[14]ministère de la Santé et de la Prévention, Plan National de Développement Sanitaire (PNDS) 2009-2018, p.10 ; ministère de la Santé et de l’Action Social, Plan National de Développement … En savoir plus.

Ainsi, le système de santé étant aujourd’hui devenue l’un des principaux enjeux politique au Sénégal, cet article fait un état des lieux du système de santé et tend à répondre à une question centrale : Comment le système sanitaire sénégalais en est-il arrivé à un tel niveau de dysfonctionnement ?

Les données présentées dans cet article permettent de conclure que l’absence de minimums requis contraignant les États membres de la CEDEAO à garantir la sécurité sanitaire, et la fuite massive de capitaux dont une part importante a été légalisée par des conventions fiscales bilatérales et par le franc cfa, expliquent collectivement l’incapacité de l’État à garantir la sécurité sanitaire de ses concitoyens. Ces facteurs ont eux-mêmes été facilités par la mauvaise gouvernance des autorités en matière de gestion budgétaire et de lutte contre la fuite de capitaux.

Afin d’apporter des éléments de réponse, le second chapitre montre comment la CEDEAO a exclu la sécurité humaine et ses composantes de sa conception de la « sécurité », propose un état des lieux de la situation sanitaire au Sénégal, et montre comment les budgets, passés et prévisionnels, du ministère de la Santé et de l’action social (MSAS) afin de développer le secteur de la santé sont insuffisants.

Le troisième chapitre suggère que la fuite de capitaux facilitée par les conventions fiscales bilatérales signées par le Sénégal, et le franc cfa, sont des facteurs expliquant les dysfonctionnements systémiques du secteur de la santé sénégalais, et plus largement, de l’ensemble des services publics.

Le quatrième chapitre montre comment les facteurs identifiés ont été largement facilités par la mauvaise gouvernance des autorités sénégalaises. Par ailleurs, ce chapitre montre comment les pratiques autoritaires en parallèle des manquements du système de santé menacent la sécurité et l’intégrité territoriale du Sénégal. Enfin, le dernier chapitre sert de conclusion et propose des recommandations.

2. Quels sont les dysfonctionnements majeurs du secteur de la santé au Sénégal ?

2.1. Comment la CEDEAO a exclu les aspects « humains » de sa définition de la « sécurité » ?

2.1.1. Qu’est-ce-que la « Sécurité Humaine » ?

Dans son Rapport mondial sur le développement humain paru en 1994, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a proposé une définition de la « sécurité humaine », ainsi élargissant la définition classique de la « sécurité », autrefois perçu comme exclusivement militaire et territorial.

Renvoyant à la sécurité des individus ainsi qu’à celle des États nations, la sécurité humaine correspond au fait de vivre « à l’abri de la peur et à l’abri du besoin ». Selon cette définition, la sécurité humaine a quatre caractéristiques principales. Elle relève d’un « désir universel, est axée sur les individus, se compose d’éléments interdépendants et nécessite une action de prévention ». Elle englobe sept catégories[15]Assemblée générale, Soixante-quatrième session Points 48 et 114 de l’ordre du jour, A/64/701, Organisation des Nations Unies, 8 mars 2010, p. (2010), paragraphe 14, p.6 … En savoir plus :

  • Sécurité économique,
  • Sécurité alimentaire,
  • Sécurité sanitaire,
  • Sécurité environnementale,
  • Sécurité personnelle,
  • Sécurité communautaire
  • Sécurité politique

Le rapport de 2003 de la Commission sur la sécurité Humaine de l’ONU intitulé, « La sécurité humaine maintenant : protection des personnes et renforcement des capacités d’intervention », a complété cette définition. Selon celle-ci, assurer la sécurité humaine

« […] signifie protéger les libertés vitales – ces libertés élémentaires qui devraient caractériser chaque vie humaine. Cela veut dire protéger les personnes contre les menaces ou les situations les plus critiques et les plus répandues. Cela veut dire avoir recours à des processus qui mettent à profit les ressources et les aspirations des individus. Cela veut dire élaborer des systèmes dans le domaine politique, social, économique, militaire, culturel et dans la gestion de l’environnement qui, pris ensemble, forment les éléments constitutifs de la survie, de la capacité de gagner sa vie et de la dignité. » [16]Assemblée générale, Soixante-quatrième session, A/64/701, Organisation des Nations Unies, 8 mars 2010, paragraphe 16, pp.6-7 … En savoir plus

Dans le paragraphe 143 du document final du sommet mondial de 2005 redéfinissant la notion de sécurité humaine, les chefs d’État et de gouvernement ont affirmé que :

« […] toutes les personnes, en particulier les plus vulnérables, ont le droit de vivre à l’abri de la peur et du besoin et doivent avoir la possibilité de jouir de tous leurs droits et de développer pleinement leurs potentialités dans des conditions d’égalité »[17]Assemblée générale, Soixante-quatrième session, 1/64/701, Organisation des Nations Unies, 8 mars 2010, paragraphe 1, p.3 … En savoir plus.  

Les menaces sur la sécurité humaine étant multidimensionnelles et pouvant se superposer, les acteurs politiques et de la sécurité doivent tenir compte des réalités affectant les populations. Il est donc de la responsabilité des États de mettre en place des politiques permettant de renforcer la sécurité alimentaire, d’améliorer l’accès aux soins et à l’éducation et de mobiliser les collectivités locales[18]Assemblée générale, Soixante-quatrième session, 1/64/701, Organisation des Nations Unies, 8 mars 2010, paragraphe 6, p.4 … En savoir plus.

Par ailleurs, s’il y a plusieurs définitions de la sécurité humaine, il existe un consensus selon lequel celle-ci renvoie à la capacité des êtres humains composant les sociétés à accomplir leurs « potentialités ». À cet égard, la sécurité humaine est devenue la base idéologique des concepts de développement humain et de développement durable. Elle sert notamment de base aux Objectifs de Développement Durable (ODD).

Cependant, il revient aux États souverains d’adopter et d’interprété ou non la définition de la sécurité humaine. À cet égard, bien que la CEDEAO ait redéfini le terme de « sécurité » en y intégrant ce concept, l’organisation régionale africaine a proposé une définition incomplète.

2.1.2. Comment la CEDEAO a exclu la sécurité sanitaire de son champ d’action ?

Dans une tentative de redéfinition de la politique sécuritaire des États membres de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Acte additionnel définissant le cadre politique pour la réforme et la gouvernance du secteur de la sécurité a été signé le 4 juin 2016. La CEDEAO définit la sécurité comme ayant deux sens[19] CEDEAO, Cadre de politique de la CEDEAO pour la réforme et la gouvernance du secteur de la sécurité, section I.A, paragraphe 2, p.8, 4 juin 2016, Dakar :

« Le terme Sécurité a, d’une part, le sens qui lui est traditionnellement attaché, centré sur la survie de l’Etat et sa protection contre les agressions extérieures et intérieures par des moyens militaires, et de l’autre, il s’entend de l’aspect non militaire de la sécurité humaine, fondé sur des impératifs politiques, économiques, sociaux et environnementaux, en plus des droits humains. » 

Si le terme de sécurité humaine a été repris dans cette définition, il est important de noter que la CEDEAO ne définit pas clairement la notion de sécurité humaine, laissant le soin aux États membres d’interpréter ce que constitue « les impératifs politiques, économiques, sociaux, environnementaux ».

Deuxièmement, en consultant la liste des acteurs du secteur de la sécurité au paragraphe 3 de la Section I de l’Acte additionnel, les acteurs étatiques responsables de garantir la sécurité comme défini par la CEDEAO, n’incorporent presque exclusivement que des acteurs de la sécurité au sens militaire et de l’intégrité territoriale, ainsi que les acteurs de l’exécutif[20] CEDEAO, Cadre de politique de la CEDEAO pour la réforme et la gouvernance du secteur de la sécurité, section I.A, paragraphe 3, p.8, 4 juin 2016, Dakar . A savoir :

  1. Les organismes étatiques de sécurité
  2. Les organismes non-étatiques de sécurité (sociétés de sécurité privée, autorités traditionnelles et coutumières)
  3. Les organes publics de gestion et de supervision (Organes de l’exécutif, les ministères, l’organe législatif, les organes consultatifs nationaux sur la sécurité, les commissions parlementaires de la défense et de la sécurité (notamment les parlements nationaux et le Parlement de la CEDEAO), les organes de lutte contre la corruption, les organisations de la Société civile (OSC), les média et les autorités coutumières) ;
  4. Institutions chargées de la justice et de l’État de droit (la Magistrature, le Bureau du Procureur général, le Ministère public, la Justice militaire, l’administration pénitentiaire, la Cour de Justice de la CEDEAO, la Cour africaine de justice et des droits de l’homme, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, etc.) ;
  5. Services civils d’intervention d’urgence (secouristes, sapeurs-pompiers, services anti-émeutes, bureaux de gestion des catastrophes naturelles et unités chargées de la protection des ressources naturelles) ;

Par conséquent, si en théorie la CEDEAO accepte le postulat selon lequel il existerait deux aspects de la sécurité, en pratique, rien n’est fait pour imposer aux États membres de garantir les divers aspects de la « sécurité humaine ».

Seuls des mesures afin de garantir la sécurité alimentaire sont brièvement évoquées à l’article 25 du traité révisé de la CEDEAO signé à Cotonou (Benin) le 24 juillet 1993. L’article prévoit notamment que les États membres coopèrent afin de développer l’agriculture, la sylviculture, l’élevage et la pêche afin d’assurer la sécurité alimentaire, l’accroissement de la production et de la productivité[21]L’article prévoit aussi une harmonisation des politiques de sécurité alimentaires, notamment en réduisant les pertes, en luttant mieux efficacement, au travers d’institutions contre les … En savoir plus.

Si les discussions du forum ouest-africain sur l’innovation pour la paix et la sécurité (WAPSI) du 10 mars 2022, suggèrent une volonté de mieux garantir la sécurité sanitaire dans la gouvernance des États de la région, notamment en marge de l’épidémie de Sars-Covid-19, il n’existe pas de textes intégrant toutes les composantes de la sécurité humaine dans la définition de la sécurité, ou obligeant les États membres à respecter des engagements minimalistes[22]« Le forum ouest-africain sur l’innovation pour la paix et la sécurité (WAPSI) ravive l’espoir de l’inclusivité et de la bonne gouvernance en Afrique de l’ouest », CEDEAO, 10 mars 2022, … En savoir plus.

Cependant, ce manque de cadre juridique de l’organisation régionale ne saurait expliquer à lui seul les graves lacunes du système de santé sénégalais. Afin de pouvoir analyser les facteurs de causalité expliquant l’incapacité du Sénégal à garantir la sécurité sanitaire de ses concitoyens, il convient dans un premier temps de revenir sur les défaillances en question. À cet égard, la section suivante fait un état des lieux des défaillances systémiques.

2.2. Les défaillances systémiques du secteur de la santé au Sénégal. Des ressources humaines insuffisantes et des conséquences dramatiques pour la sécurité sanitaire.

D’après les données, la répartition territoriale des centres médicaux et les manques criants en ressources humaines sont les enjeux majeurs du secteur de la santé.

En effet, en 2019, le ministère de la Santé et de l’Action Social (MSAS) employait un total de 21 337 personnes réparties sur 232 métiers. Pour tout le Sénégal, l’on comptait 1 570 médecins généralistes, spécialistes et chirurgiens, (7.36 % des ressources humaines), un opticien (0,0046 %), deux orthophonistes (0.0093 %), vingt-deux ambulanciers (0.1 %), 8 132 infirmiers, sage-femmes, assistant(e)s infirmiers(ères) (38.1 %), 1 116 agents de santé communautaires (5.2 %), 255 pharmaciens, pharmaciens biologiste, pharmaciens toxicologues, préparateurs et vendeurs en pharmacie (1.2 %), et onze Laborantins (0.05 %)[23] ministère de la Santé et de l’Action sociale, 2019, Annuaire Statistique Direction des Ressources Humaines 2019 , République du Sénégal, pp.32-53 .

Pour paraphraser, en 2019, le Sénégal disposait de moins d’un médecin pour 1000 habitants (0,096 ‰) et de cinq sage-femmes pour 10 000 habitants. L’ensemble du corps médical quant à lui, représentait environ 0.68 professionnel pour 1 000 habitants.

Les enfants et les femmes sont particulièrement touchés par cette insuffisance. À titre indicatif, en 2019, il y avait 116 gynécologues, 2 581 infirmiers, 2 196 sage-femmes, 342 médecins généralistes et 103 pédiatres pour une population totale de 16 296 362 d’habitants constituée à 43 % (7 007 435) d’enfants âgés de 0 à 14 ans et à 51.2 % de femmes[24]Banque mondiale, Physiciens (pour 1 000 personnes) – Sénégal, (consulté le 9 juin 2022), https://data.worldbank.org/indicator/SH.MED.PHYS.ZS?locations=SN ; ministère de la Santé et de … En savoir plus.

Figure 2 : Nomenclature des ressources humaines du ministère de la Santé et de l’Action social (MSAS) sénégalais en 2019

Sans surprises, au vu des ressources humaines disponibles, le nombre de lits d’hôpitaux est également largement insuffisant. Estimé à 0.3 lit pour 1000 habitants en 2008, cette donnée n’a malheureusement que très peu évoluée pour atteindre 11 641 lits fonctionnels plus d’une décennie plus tard, soit 0.7 lit pour 1 000 habitants en 2019[25]Banque mondiale, Lits d’hôpitaux (pour 1 000 personnes) – Sénégal, (Consulté le 29 mai 2022), https://data.worldbank.org/indicator/SH.MED.BEDS.ZS?locations=SN ; ministère de la Santé et … En savoir plus.

La répartition des infrastructures médicales sur le territoire est également déplorable. En 2019, l’on dénombrait 40 Établissements Publics de Santé (EPS) de niveaux 1, 2 et 3 (hôpitaux publics, privés et centre médicaux interarmées) dont cinq non-hospitaliers sur tout le territoire. 40 % d’entre eux (14) étaient localisés dans la seule région de la capitale, Dakar.

Dans le même temps, la région de Kédougou n’avait pas d’EPS, et les régions de Kaolack, Fatick, Kaffrine, Kolda, Sédhiou et de Tambacounda n’en bénéficiaient que d’un par région. Si la région de Dakar abrite 23 % de la population (3 732 282), les sept autres régions mentionnées abritent 34.5 % (5 104 729) de la population sénégalaise, mais ne sont couvertes que par 17 % (six) des EPS du pays[26] ministère de la santé et de l’Action sociale, 2019, Annuaire des statistiques sanitaires et sociales 2019, République du Sénégal, pp.68-69 .

En-dehors des EPS, il existe plusieurs types de structures de santé au Sénégal, mises en place afin de répondre à ces disparités régionales, dont les hôpitaux privés, les Postes, Centres et Cases de Santé, et les sites communautaires. Ceux-ci représentent 9 655 établissements sur tout le territoire (sans compter les EPS).

Figure 3 : Répartition territoriale des structures de santé par région et par type au Sénégal en 2019[27] ministère de la santé et de l’Action sociale, 2019, Annuaire des statistiques sanitaires et sociales 2019, République du Sénégal, Pp.-68-69 .

Néanmoins, les hôpitaux et les centres de santé, bien que minoritaires et mal répartis sur le territoire, employaient la quasi-totalité du personnel très qualifié, à savoir, les chirurgiens, les médecins généralistes et spécialisés et les techniciens supérieurs[28]Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie, 2013, Enquête continue sur la prestation des services de soins de santé (ECPSS) du Sénégal, 2012-2013, ministère de la Santé et de … En savoir plus. Et les données de la région de Kédougou suggèrent qu’il s’agit d’un désert médical. En outre, les données présentées par le dernier PNDSS 2019-2028, concernant les structures sanitaires spécialisées dans la prise en charge des urgences, montrent qu’en 2018[29] ministère de la Santé et de l’Action Social, Plan National de Développement Sanitaire et Social (PNDSS) 2019-2028, 2018, p.36 :

  • Seuls 76 % des EPS disposaient d’un service d’accueil des urgences (SAU).
  • Sur les 28 SAU existants, seuls 7 % répondaient aux normes minimalistes et aucun aux normes maximalistes ;
  • 61 % des centres de santé ne disposaient pas d’Unité d’Accueil des Urgences (UAU) ;
  • Seuls 39% des Centres de santé disposaient d’UAU aux normes ;
  • 67 % des blocs opératoires (16/24) mis en place dans les centres de santé étaient non fonctionnels (dont 59 % par faute d’équipements et de ressources humaines).

De plus, concernant la prévention anti-incendie, l’on constate qu’en 2019 le MSAS embauchait, 165 agents de sécurité, un technicien supérieur en génie électrique, un technicien en électromécanique et un ingénieur de maintenance, pour un total de 9 774 structures de santé sur tout le Sénégal. Ce constat désolant participe grandement à expliquer la récurrence des incendies causés par des courts-circuits observés ces dernières années[30] ministère de la santé et de l’Action sociale, 2019, Annuaire des statistiques sanitaires et sociales 2019, République du Sénégal, p.43, p.39, p.53, p.41.

Les conséquences du manque de personnel soignant sur la santé publique sont alarmantes. Par exemple, en 2021, 3.1 % des personnes âgées de 20 à 70 ans, correspondant à plusieurs centaines de milliers de personnes, étaient atteintes de diabète. Cette maladie est la septième cause de mortalité du pays. Néanmoins, la même année, il n’y avait que cinq (5) spécialistes diabétologues sur tout le territoire[31]Banque mondiale, Prévalence du diabète (Pourcentage de la population âgé de 20 à 70 ans) – Sénégal (Consulté le 16 mai 2022) ; … En savoir plus.

Une autre donnée pour le moins déroutante est celle du nombre de chirurgiens-dentistes et d’orthodontistes comparé au nombre de cabinets dentaires. En effet, en 2019, il n’y avait que cent-trente-huit (138) chirurgiens-dentistes et aucun orthodontiste, quand dans le même temps, l’on recense 189 cabinets dentaires.

Deux possibilitées pourraient expliquer ce décalage, soit, des praticiens exercent clandestinement, soit, plusieurs praticiens étrangers basés au Sénégal, dont les cliniques ont été recensées, n’ont pas été comptabilisés par le ministère. Dans la mesure où aucune donnée comptabilisant les praticiens de nationalité étrangère exerçant au Sénégal n’est proposée, il est impossible d’apporter une réponse définitive.

Néanmoins, il sera primordial de pouvoir répondre à cette question et d’analyser chaque catégorie socioprofessionnelle si le MSAS veut mettre fin aux erreurs médicales, de diagnostic, à la maltraitance des patients et aux incidents mortels.

Le manque criant de ressources humaines a également fortement freiné la réduction du taux de mortalité infantile. En effet, bien que ce taux ait baissé de manière fulgurante depuis l’indépendance, il reste aujourd’hui situé à 29 pour 1000 naissances, une donnée extrêmement élevée qui signifie que pour chaque 1 000 naissance, 29 nourrissons décèdent. Notons par ailleurs, que les troubles néonataux sont à ce jour les premières causes de mortalité au Sénégal.

Figure 4 : Taux de mortalité infantile pour 1000 de 1960 à 2020 (par décennie)[32] Banque mondiale, Taux de mortalité infantile (pour 1 000 naissances vivantes) – Sénégal, (Consulté le 17 mai 2022) https://data.worldbank.org/indicator/SP.DYN.IMRT.IN?locations=SN .

Les données présentées dans cette section illustrent parfaitement l’ampleur des réformes à entreprendre au Sénégal. Une entreprise qui doit mêler éducation, formation, recrutement massif de personnels soignants de chaque catégorie socioprofessionnelle, une mise aux normes de chaque structure de santé et une meilleure répartition territoriale des établissements et des ressources humaines,  une identification des potentiels faux praticiens et une meilleure collecte des données. Et c’est sans compter les besoins en production de médicaments et en recherche et développement.

Ces données montrent par ailleurs comment les réformes et les politiques menées par le ministère de la Santé ces deux dernières décennies ont été largement inefficaces[33] ministère de la Santé et de la Prévention, 2001, Réforme Hospitalière : Présentation, Lois et Décrets, République du Sénégal, https://www.cners.sn/public/docs/1587483987.pdf .

Les Objectifs de Développement Durable (ODD) numéro 3, prévoient une réduction du taux de mortalité à moins de 12 pour 1000, et pour y parvenir l’objectif 3.c.1 prévoit d’atteindre 17.5 médecins pour 1 000 habitants et 39 infirmiers(ères) et sage-femmes pour 10 000 habitants horizon 2030[34]Organisation mondiale de la santé, 2021, Mise en œuvre du Programme de développement durable à l’horizon 2030, Rapport du Directeur général, A74/11, Organisation mondiale de la Santé … En savoir plus. Ce qui représenterai environ 285 186 médecins et 63 555 infirmiers(ères) et sage-femmes pour le Sénégal.

Ainsi, le Sénégal doit former et recruter environ 283 616 médecins généralistes et spécialisés, et 58 778 infirmiers et sages femmes en moins de huit ans. Il est donc improbable que les objectifs de l’ODD soient atteints d’ici 2030 en l’état.

Ce constat est possible au regard du nombre d’années nécessaires à la formation et au recrutement de nouveaux personnels soignants qualifiés, du nombre d’établissements de formation de médecine et de pharmacie (sept), et du nombre total de personnes en cours d’études secondaires générales (339 225 en 2018)[35]ministère de l’éducation nationale, 2018, Rapport national sur la situation de l’éducation (RNSE) : édition 2018, République du Sénégal, p.70, … En savoir plus. Et c’est sans tenir compte des besoins en matière d’accès aux médicaments et en recherche et développement (R&D).

Autrement dit, l’État doit impérativement effectuer ce travail dantesque d’introspection, de réformes et d’investissements pour au moins améliorer son système de santé de manière significative, mieux garantir la sécurité sanitaire des Sénégalais(es) et se rapprocher des ODD. De là, une question légitime émerge, l’État y met-il les moyens ?

2.3. Des dépenses de santé insuffisantes au vu des enjeux de sécurité sanitaire

2.3.1. Le budget du ministère de la Santé et de l’Action Sociale (MSAS) sénégalais.

En 2021, le produit intérieur brut (PIB) du Sénégal s’élevait à 15 280,9 milliards fcfa (23.3 milliards d’euros), la même année le budget du ministère de la santé représentait 5.6 % du PIB, soit 857,3 milliards de francs cfa (1,3 milliards d’euros) d’après la seconde loi de finance rectificative (LFR) de 2021[36]ministère des Finances et du Budget, 2021, Loi n°2021-37 du 22 novembre 2021 portant seconde loi de finance rectificative pour l’année 2021, République du Sénégal, Annexe III, pp.51-53 ; … En savoir plus

Ces dépenses correspondent à 52 607 Fcfa (80,32 €) par habitant cette année-là. Ce sont 682 276,94 Fcfa (1 041,65 €) de moins que la moyenne mondiale[37] Banque mondiale, Dépenses publiques de santé par habitant (En dollars USD$) – Sénégal, (Consulté le 3 juin 2022) https://data.worldbank.org/indicator/SH.XPD.CHEX.PC.CD?locations=SN . Ces données suggèrent une gestion budgétaire extrêmement mauvaise de l’État.

Figure 5 : Budget par ministère et institution pour l’année 2021 (en millions de fcfa et en %)

2.3.2. Un budget prévisionnel horizon 2028 à la hauteur des enjeux de sécurité sanitaire ?

Par ailleurs, en tenant compte du Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) mensuel, situé à 58 900 francs CFA (89,87 €) depuis le 1er décembre 2019, l’on peut estimer que le MSAS devra dépenser plus de 242 milliards de francs cfa par an (369 millions d’euros), uniquement pour les salaires des médecins, infirmiers et sage-femmes recrutés dans le cadre des objectifs de développement durable (ODD – 3.c.1).

Cette estimation, déjà sous-évaluée puisque ces catégories socioprofessionnelles bénéficient de revenus nettement supérieurs au SMIG, ne tient pas compte des dépenses de personnel totales, des dépenses de fonctionnement, des transferts courants, des investissements en capitaux, en rénovation et en maintenance, et des autres dépenses annuels du ministère.

Néanmoins, seuls 46,3 milliards de fcfa (70,7 millions d’euros) du budget du MSAS étaient consacré aux dépenses de personnel en 2021[38] ministère des Finances et du Budget, 2021, Loi n°2021-37 du 22 novembre 2021 portant seconde loi de finance rectificative pour l’année 2021, République du Sénégal, Annexe III, pp.51-53 . Si une augmentation budgétaire est prévue pour le PNDSS sur la période 2019-2028, les prévisions sont très en deçà des besoins.

Figure 6 : Prévisions de financement du PNDSS 2019-2028 par année et par source de financement (en millions de FCFA)[39] ministère de la Santé et de l’Action Social, 2018, Plan National de Développement Sanitaire et Social (PNDSS) 2019-2028, République du Sénégal .

En effet, au vu de l’ODD 3.c.1, le budget alloué au MSAS ainsi que le budget prévisionnel pour la période 2023-2028 sont loin d’être à la hauteur des enjeux. Il convient donc d’identifier les principaux facteurs expliquant l’état du système de santé sénégalais, l’absence de politique efficace garantissant la sécurité sanitaire et surtout, le faible niveau de dépenses publiques.

Le chapitre suivant montre comment le budget général disponible de l’État et particulièrement le budget alloué au secteur de la santé est grandement limité par la fuite de capitaux.

3. Quels facteurs expliquent l’incapacité du Sénégal à garantir la Sécurité Sanitaire ?

3.1. Les flux sortants : l’évasion et l’optimisation fiscale.

Depuis 2012, et avec l’appui technique de l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales (Forum mondial) et d’autres partenaires de développement, le Sénégal a entrepris des réformes fiscales afin de lutter contre la fraude et l’évasion fiscale[40]OCDE, 2021, Fiscalité et développement, Étude de cas : La lutte contre l’évasion et la fraude fiscales internationales au service de l’émergence du Sénégal, p.3 … En savoir plus.

En 2014, le Sénégal a également intégré le projet OCDE/G20 de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (Base Erosion and Profit Shifting – BEPS), a sollicité un programme pilote d’Inspecteurs des impôts sans frontières (IISF), a intégré le Cadre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS en 2016, et a occupé la vice-présidence du comité de pilotage du cadre jusqu’en 2018.

Cette coopération a permis au Sénégal de collecter 11,6 milliards de francs cfa (17,7 millions d’euros) de recette fiscale additionnelle pour l’année fiscale 2014-2015 et 18,8 milliards de franc cfa (28,8 millions d’euros) pour l’année 2017[41]OCDE, 2021, Fiscalité et développement, Étude de cas : La lutte contre l’évasion et la fraude fiscales internationales au service de l’émergence du Sénégal, p.5 … En savoir plus.

Le Directeur de la législation et de la coopération internationale à la Direction générale des impôts et des domaines (DGID) du Sénégal, Amadou Abdoulaye Badiane, s’est notamment félicité de l’adhésion du Sénégal au Cadre inclusif sur le BEPS et de la collaboration avec les partenaires de développement en affirmant qu’ils[42]OCDE, 2021, Fiscalité et développement, Étude de cas : La lutte contre l’évasion et la fraude fiscales internationales au service de l’émergence du Sénégal, p.3 … En savoir plus :

« […] ont permis au Sénégal de retrouver sa souveraineté fiscale et de mieux faire face à la fraude et l’évasion fiscales internationales. »

Dans les faits, cette affirmation ne saurait être plus erronée. Premièrement, en neuf ans, de 2012 à 2021, les différents programmes multilatéraux de l’OCDE n’ont formé que 350 contrôleurs fiscaux. C’est une salle de classe par an[43]OCDE, 2021, Fiscalité et développement, Étude de cas : La lutte contre l’évasion et la fraude fiscales internationales au service de l’émergence du Sénégal, p.11 … En savoir plus.

Deuxièmement, selon le rapport 2020 de la Conférence des nations unies sur le commerce et le développement (CNUED) sur les flux financiers illicites et le développement durable en Afrique, chaque année, environ $88,6 milliards de dollars américains (55 596 milliards fcfa) sont illicitement soustrait du continent au travers de pratiques de fraude ou d’optimisation fiscale et commerciales, de marchés illicites (drogue, être humain, organes, armes, faune et flore etc..), et au travers de vols, du financement du terrorisme et de la corruption[44]Conférence des nations unies sur le commerce et le développement (CNUED), Le développement économique en Afrique, Rapport 2020, les flux financiers illicites et le développement durable en … En savoir plus. C’est une valeur 2,6 fois supérieurs à l’aide au développement perçu par le continent entier la même année[45] Statistiques OCDE, Versements d’aide (APD) vers les pays et régions [CAD2a], (Consulté le 22 juin 2022), https://stats.oecd.org/Index.aspx?DataSetCode=TABLE2A .

Par ailleurs, en 2014, l’on estimait que l’Afrique de l’Ouest représentait un tiers de ces milliards de dollars illicitement soustraits à l’Afrique chaque année. En partant du principe que cette estimation reste inchangée, les flux illicites de capitaux en partance d’Afrique de l’Ouest représenteraient environ 19 008 milliards de francs cfa par an (28,9 milliards d’euros)[46]Will Fitzgibbon, « How Officials, Businesses and Traffickers Hide Billions from Cash-Starved Governments Offshore », ICIJ, 22 mai 2018, … En savoir plus.

C’est 1 227,9 milliards de francs cfa (1,8 milliards d’euros) de plus que le PIB du Sénégal de 2020, et 14 008 milliards (21,3 milliards d’euros) de plus que l’aide perçu par tous les pays d’Afrique de l’Ouest réunis d’après les données de l’OCDE[47] Statistiques OCDE, Versements d’aide (APD) vers les pays et régions [CAD2a], (Consulté le 22 juin 2022), https://stats.oecd.org/Index.aspx?DataSetCode=TABLE2A . Autrement dit, plusieurs centaines, voire des milliers de milliards de francs cfa sont potentiellement extraits illicitement du Sénégal chaque année.

Pour illustrer l’ampleur potentielle de l’évasion fiscale au Sénégal, les recettes fiscales perçu par l’État pour l’année 2021 s’élevaient à 2 691,4 milliards de francs cfa (4,1 milliards d’euros)[48] ministère des Finances et du Budget, 2021, Loi n°2021-37 du 22 novembre 2021 portant seconde loi de finance rectificative pour l’année 2021, République du Sénégal, Annexe III, pp.51-53 . Le budget général presque entièrement financé par les recettes fiscales, s’élevait à 3 108,9 milliards de Francs CFA (4,7 milliards d’euros). Les flux illicites représentent des obstacles majeurs au succès des transitions économiques et sociales du Sénégal et des États de la région. Ainsi, contrairement aux propos tenus par le Directeur général des impôts et des domaines (DGID), il reste beaucoup de chemin à parcourir avant que le Sénégal ne regagne sa souveraineté fiscale.

Cependant, la satisfaction des autorités sénégalaises d’avoir récolté seulement 30,1 milliards de francs CFA (46,5 millions d’euros) additionnels aux recettes fiscales après une décennie de coopération internationale est symptomatique d’un manque d’ambition en la matière.

En outre, après six ans d’enquête, le 22 mai 2018, le consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a révélé les West Africa Leaks, une enquête reposant sur environ trente millions de documents confidentiels montrant un recours massif à l’évasion fiscale de la part d’entreprises multinationales, de personnalités politiques et de trafiquants opérant dans la région.

Malgré un manque à gagner important, les autorités sénégalaises ont montré peu de volonté de lutter contre l’évasion fiscale et n’ont pas non plus engagé de poursuites judiciaires à l’encontre les personnes physique et morales impliquées par les travaux de l’ICIJ.

Dans une interview accordée aux journalistes de l’ICIJ, Ousmane Sonko, figure de proue de l’opposition sénégalaise et ancien inspecteur des impôts a notamment affirmé que le système fiscal des États de la région était doublement miné.

Premièrement, il affirme que les moyens donnés afin d’enquêter sur des transactions financières internationales complexes, l’évasion fiscale et le blanchiment de fraude fiscale étaient largement insuffisants et secondement, quand bien même les inspecteurs font des progrès notables, les gouvernements torpilles systématiquement leurs avancées. Par ailleurs, selon Ousmane Sonko, cette situation est aggravée par l’ignorance générale des questions fiscales[49]Will Fitzgibbon, « How Officials, Businesses and Traffickers Hide Billions from Cash-Starved Governments Offshore », ICIJ, 22 mai 2018, … En savoir plus.

Si les flux illicites de capitaux sont importants, il convient de montrer qu’ils pourraient être marginaux comparés aux flux sortants échappant à l’imposition au Sénégal en toute légalité.

3.2. Les Flux sortants : les conventions fiscales bilatérales.

En effet, l’enquête de l’ICIJ a également révélé comment les multinationales avaient recours à des pratiques, parfaitement légales mais extrêmement problématiques, leur permettant de bénéficier de réduction de taxes importantes, voire d’absence d’imposition. Au travers de l’exemple de la multinationale Canadienne, SNC-Lavalin, une des plus grandes entreprises de construction au monde, les journalistes ont montré comment les accords bilatéraux pouvaient desservir les intérêts des États de la région.

En effet, l’entreprise a bénéficié des dispositions mettant fin à la double imposition établie par la Convention fiscale, signé entre l’Île Maurice et le Sénégal le 17 avril 2002[50]Sénégal, 2004, LOI n° 2004-04 du 6 février 2004 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre la République de Maurice et la République du Sénégal tendant à… En savoir plus.

Afin d’éviter de régler un total de 8,9 millions de dollars USD (5,6 milliards fcfa) en taxes au Sénégal, SNC-Lavalin a eu recours à une entreprise fictive enregistrée à l’Île Maurice (aucun employé et aucun bureau) afin de percevoir un paiement de 44,7 millions de dollars USD (28 milliards fcfa) de son client, une entreprise sénégalaise, en 2012. Le paiement devait régler une facture pour la construction d’une exploitation de sable.

En principe, le Sénégal était censé collecter 20 % du transfert, mais la Convention fiscale signée entre les deux États permet aux entreprises enregistrées dans l’un des deux signataires de ne pas être doublement assujettie aux taxes. C’est-à-dire de n’être redevable qu’à l’État où l’entreprise est domiciliée fiscalement.

Les lois fiscales Mauriciennes permettant aux entreprises étrangères ne proposant aucun service aux Mauriciens, ni n’ayant recours à la roupie mauricienne de ne payer aucun impôt, cette pratique a permis à la multinationale Canadienne de récolter son paiement, et de ne pas être imposée dessus en toute légalité[51]Will Fitzgibbon, « How Officials, Businesses and Traffickers Hide Billions from Cash-Starved Governments Offshore », ICIJ, 22 mai 2018, … En savoir plus.

Par ailleurs, l’on constate qu’au moins depuis 1971, le Sénégal a signé dix-neuf (19) conventions bilatérales, toutes quasi-identiques à celle convenue avec l’île Maurice, afin d’empêcher la « double imposition et de prévenir l’évasion fiscale » en matière d’impôts sur les revenus, les bénéfices, les intérêts, les dividendes et sur les gains en capital[52]République du Sénégal, 2022, Réserves et notifications de la République du Sénégal sont transmises aux fins de la ratification de la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des … En savoir plus.

Il est intéressant de constater que la totalité des signataires recensés, y compris l’île Maurice, sont des paradis fiscaux, en abritent, ou encore facilitent l’évasion fiscale[53]Tax Justice Network, 2022, Indice d’Opacité Financière 2022, https://fsi.taxjustice.net/fr/ ; OCDE, 2012, The global forum on transparency and exchange of information for tax purposes, … En savoir plus. Onze sont notamment dans le top 30 mondial des États les plus complices de l’évasion fiscale d’après les données de l’ONG Tax Justice.

Figure 7 : Liste des signataires d’une convention fiscale bilatérale visant à empêcher la double imposition et à prévenir l’évasion fiscale avec le Sénégal et leurs rangs dans l’indice d’opacité financière 2022 de l’ONG Tax Justice Network[54] Tax Justice Network, 2022, Indice d’Opacité Financière 2022, https://fsi.taxjustice.net/fr/ .

Liste des signataires d’une convention fiscale bilatérale visant à empêcher la double imposition et à prévenir l’évasion fiscale avec le Sénégal et leurs rangs dans l’indice d’opacité financière 2022 de l’ONG Tax Justice Network 1/2 Liste des signataires d’une convention fiscale bilatérale visant à empêcher la double imposition et à prévenir l’évasion fiscale avec le Sénégal et leurs rangs dans l’indice d’opacité financière 2022 de l’ONG Tax Justice Network 2/2

 

Il convient donc d’analyser les provisions établies par ces conventions. Considérant que les conventions sont toutes presque identiques et que le Royaume-Uni possède le plus grand réseau mondial de paradis fiscaux d’après les révélations apportées par les Pandora Papers de l’ICIJ, certaines provisions de la convention en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion et la fraude fiscale en matière d’impôts sur le revenu signée avec le Royaume-Uni, le 26 février 2015, sont analysées[55]« Pandora Papers : Le Royaume-Uni est le ‘plus grand réseau mondial de paradis fiscaux’, dénonce une ONG », MF et Agence France Presse, 05 octobre 2021, … En savoir plus.

Définissant les personnes physiques et morales imposables par les États contractants, le concept d’établissement stable définit par l’article 5 est la clé de voûte de la convention[56]République du Sénégal, 2016, Loi n° 2016-01 du 04 janvier 2016 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre le Gouvernement de la République du Sénégal et le … En savoir plus.

En effet, un « établissement stable », est une entité par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité dans l’autre État signataire, et imposable par l’un des deux États contractants dans le cadre de l’impôt sur les sociétés, sur les bénéfices, les intérêts et les dividendes. La définition fait référence à « un siège de direction ; une succursale ; un bureau ; une usine ; un atelier ; et à une mine, un puits de pétrole ou de gaz, une carrière ou tout autre lieu d’extraction de ressources naturelles ».

Les paragraphes 4.a et b de l’article 5 précisent qu’un établissement stable fait également référence à la prestation de service d’une personne morale ou physique résidant dans l’autre État contractant, à condition que les activités, ou des activités connexes, s’effectuent sur une durée cumulée supérieur à 183 jours sur une année fiscale de 12 mois.

Par exemple, si une société dont le siège social est basé au Royaume-Uni, offre des services à un client résidant au Sénégal au travers d’un établissement lui-même basé au Sénégal, l’établissement britannique ne sera pas considéré comme stable si la période d’activité est inférieure à 183 jours cumulés sur une année fiscale.

Plusieurs exceptions et précisions établies par les paragraphes 5 à 9 de l’article 5 viennent grandement réduire la portée de cette définition. D’après le paragraphe 5, peu importe la définition énoncée au-dessus, l’on ne considérera pas une société comme étant un établissement stable si :

  1. les installations de l’entreprise dans l’un des États contractants servent uniquement à stocker, exposer ou à livrer des marchandises appartenant à l’entreprise ;
  2. des marchandises appartenant à l’entreprise sont entreposées uniquement à des fins de stockage, d’exposition ou de livraison ;
  3. des marchandises appartenant à l’entreprise sont entreposées aux seules fins de transformation par une autre entreprise ;
  4. une installation fixe d’affaires est utilisée aux seules fins d’acheter des marchandises ou de réunir des informations pour l’entreprise ;
  5. une installation fixe d’affaires est utilisée aux seules fins d’exercer, pour l’entreprise, toute autre activité à caractère préparatoire ou auxiliaire ;
  6. une installation fixe d’affaires est utilisée aux seules fins de l’exercice cumulé d’activités mentionnées aux alinéas (a) à (e), à condition que l’activité d’ensemble de l’installation fixe d’affaires résultant de ce cumul garde un caractère préparatoire ou auxiliaire.

Par ailleurs, le paragraphe 7 précise qu’à l’exception des entreprises de réassurances, les entreprises d’assurance d’un État contractant dont les filiales seraient basées dans l’autre État contractant, sont considérées comme étant des établissements stables, si elles perçoivent des primes sur le territoire de l’autre État « lié à des risques qui y sont encourus par l’intermédiaire d’une personne autre qu’un agent jouissant d’un statut indépendant ».

Le paragraphe 9 ajoute que la présence d’une succursale ou d’une filiale d’une entreprise dont le siège social est basé dans l’autre État contractant ne suffit pas à faire d’elle un établissement stable. Par exemple, une filiale de la banque d’affaires Barclays basée à Dakar, ne pourra être considérée comme un établissement stable sur le seul postula qu’elle est une filiale de Barclays.

Établissant les règles d’imposition sur les bénéfices, l’article7(1) prévoit que « les bénéfices d’une entreprise d’un État contractant ne sont imposables que dans cet État, à moins que l’entreprise n’exerce son activité dans l’autre État contractant par l’intermédiaire d’un établissement stable qui y est situé » [57]République du Sénégal, 2016, Loi n° 2016-01 du 04 janvier 2016 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre le Gouvernement de la République du Sénégal et le … En savoir plus.

En d’autres termes, l’article 7(1) prévoit que les bénéfices d’une entreprise d’un État contractant soient imposables uniquement dans l’État où son siège social est basé, ou, dans l’autre État contractant si un établissement stable rattaché à l’entreprise y opère. De fait, les exceptions prévues aux paragraphes 5 à 9 de l’article 5 deviennent problématiques.

Par exemple, le paragraphe 5 permet aux entreprises dont les activités sont centrées sur le stockage et la livraison, telles qu’Amazon, DHL et UPS, ou encore aux entreprises achetant des matières premières bruts et les raffinant à l’étranger tel que Shell, d’être exclues de la définition d’un établissement stable.

Par ailleurs, l’article 7(3) permet aux entreprises de bénéficier d’une déduction des dépenses de direction et des frais généraux d’administration. Le paragraphe (5) du même article, ajoute qu’aucun bénéfice n’est imposé à un établissement stable du fait qu’il a simplement acheté des marchandises pour l’entreprise mère. Ainsi un pan entier de l’industrie commerciale et de service est de fait, exonéré d’impôts.

Enfin, le paragraphe 7 de l’article 7, ajoute que les prévisions de cet article sont invalides si les bénéfices en question comprennent des éléments de revenu ou des gains en capital qui relèvent d’autres articles de la Convention.

L’article 8 prévoit quant à lui que « les bénéfices provenant de l’exploitation, en trafic international, de navires ou d’aéronefs ne sont imposables que dans l’État contractant où le siège de direction effectif de l’entreprise est situé »[58]République du Sénégal, 2016, Loi n° 2016-01 du 04 janvier 2016 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre le Gouvernement de la République du Sénégal et le … En savoir plus.

Afin de d’apporter des précisions, le paragraphe 2 ajoute que ceux-ci comprennent les bénéfices tirés de la location de navires ou d’aéronefs, et l’usage, de l’entretien ou de la location de conteneurs (y compris de tout équipement connexe) utilisé pour le transport de marchandises.

Par ailleurs, le paragraphe 1 de l’article 8 s’applique également aux « bénéfices provenant de la participation à un pool, une exploitation en commun ou un organisme international d’exploitation ».

L’article 9 prévoit qu’une entreprise associée, à savoir une entreprise n’ayant pas le statut d’établissement stable dans un État contractant, mais participant « directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d’une entreprise de l’autre État contractant », ou dont les mêmes membres participent activement ou indirectement à la direction au contrôle ou au capital de l’entreprise, ou que les liens entretenus entre les deux entreprise dépassent ceux convenues généralement entre deux entreprises indépendantes, les bénéfices réalisés sont imposables par l’État contractant[59]République du Sénégal, 2016, Loi n° 2016-01 du 04 janvier 2016 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre le Gouvernement de la République du Sénégal et le … En savoir plus.

Cet article ne précise pas quel statut serait accordé aux entreprises franchisées puisque celles-ci ne participent pas directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d’une multinationale, même si elles contribuent au chiffre d’affaires et aux bénéfices réalisés.

L’article 10 établit quant à lui les provisions concernant l’imposition des dividendes. Le paragraphe 1 établit que les dividendes versés d’un État contractant A vers un État contractant B sont imposables dans l’État B. Le paragraphe 2 ajoute que les dividendes sont aussi imposables dans l’État contractant A, à savoir, l’État où le payeur des dividendes réside conformément aux législations en vigueurs[60]République du Sénégal, 2016, Loi n° 2016-01 du 04 janvier 2016 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre le Gouvernement de la République du Sénégal et le … En savoir plus.

Cependant, si le bénéficiaire des dividendes est un résident de l’État B, les alinéas a, b et c du paragraphe 2 prévoient trois limitations à l’imposition effectuée par l’État où le payeur des dividendes réside (A). En effet, l’imposition ne peut dépasser les :

  1. 5 % du montant brut des dividendes versées si le bénéficiaire est une société qui détient directement au moins 25 % du capital de la société qui paie les dividendes.
  2. 8 % du montant brut des dividendes si le bénéficiaire effectif est un régime de retraite établi dans l’autre État
  3. 10 % du montant brut des dividendes, dans tous les autres cas.

L’article 10 précise que ces dispositions n’affectent pas l’imposition des bénéfices avec lesquels les dividendes sont réglés. Le paragraphe 3 du même article prévoit qu’hormis les dividendes versés dans le cadre d’un régime de retraite, les dividendes payés sur les revenus (y compris les gains) tirés directement ou indirectement, de biens immobiliers sont également imposables dans l’État contractant A (où la société versant les dividendes est résidente et déjà exonéré d’impôts). Cependant, l’imposition est limitée à 15 % du montant brut des dividendes.

Le paragraphe 5 précise que si l’entreprise bénéficiaire des dividendes à dans l’autre État contractant un établissement stable via lequel elle a contribué à générer ces dividendes, alors l’Article 7 s’applique.

Le paragraphe 6 de l’article 10, quant à lui, ajoute que lorsqu’une société résidant dans un État contractant, (par exemple le Royaume-Uni), tire des bénéfices ou des revenues de l’autre État (par exemple le Sénégal), l’autre Etat, ne peut pas taxer les dividendes, sauf si elles sont payées à une société ou un individu résidant dans cet autre État contractant, ou si les dividendes ont été générés via les activités d’un établissement stable basé dans cet autre État contractant (au Sénégal dans cet exemple).

Enfin, le paragraphe 7 de l’article 10 prévoit que lorsqu’une société résidant dans l’un des États contractants possède un établissement stable dans l’autre État, un impôt supplémentaire à celui prévu par l’article 7(1) peut être perçu par l’Étatl’établissement stable réside. Cependant, l’impôt ne peut excéder 5 % du montant des bénéfices.

Les règles d’imposition sur les « intérêts » sont identiques à celles apportées par l’article 10. En effet, l’article 11(1) prévoit que les intérêts provenant d’un État contractant A (par exemple le Sénégal) et payés à un résident de l’autre État contractant B (par exemple le Royaume-Uni), sont imposables dans cet autre État[61]République du Sénégal, 2016, Loi n° 2016-01 du 04 janvier 2016 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre le Gouvernement de la République du Sénégal et le … En savoir plus.

Le paragraphe 2 ajoute que les intérêts sont également imposables par l’État contractant A, mais si le bénéficiaire des intérêts est un résident de l’autre État contractant B, alors l’imposition est limitée à 10 % du montant brut des intérêts. Cependant, d’après le paragraphe 3, ces provisions apportées par les paragraphes 1 et 2 du même article ne s’appliquent pas aux collectivités territoriales, aux institutions et au gouvernement de l’État payeur des intérêts.

Le paragraphe 4 précise que les pénalités pour paiement tardif d’intérêts sont exclues de la définition des « intérêts » visé par l’article, néanmoins, aucun article ne vient les réguler, suggérant que ceux-ci ne sont imposables par aucun État dans le cadre de la convention. Pourtant, les découverts sont à l’origine de plusieurs milliards d’euros de bénéfice pour les banques chaque année[62]« Vos découverts rapportent deux milliards d’euros aux banques par an », Agence France Presse, 23 décembre 2010, … En savoir plus.

De plus, le paragraphe 5 ajoute que si le bénéficiaire des intérêts possède un établissement stable dans l’État où le payeur des intérêts réside fiscalement, et si l’activité de l’établissement stable est liée à la créance, alors l’article 7 s’applique.

Enfin, dans toute la convention, seul l’article 22 aborde la question de l’évasion fiscale. Il établit que la Convention ne peut porter atteinte au droit des États contractants à recourir à ses lois et règlements pour lutter contre l’évasion fiscale « pourvu qu’ils n’entraînent pas une imposition contraire à la présente Convention »[63]République du Sénégal, 2016, Loi n° 2016-01 du 04 janvier 2016 autorisant le Président de la République à ratifier la Convention entre le Gouvernement de la République du Sénégal et le … En savoir plus.

Par conséquent, et paradoxalement, la Convention fiscale en vue d’éviter la double imposition et de prévenir l’évasion fiscale signée à Dakar, le 26 février 2015 entre la République du Sénégal et le Royaume-Uni, a légalisé l’évasion fiscale tout en limitant les capacités des États à lutter efficacement contre elle.

En effet, en l’absence d’un établissement stable, dont la définition est grandement limitée, l’autre État contractant ne peut taxer les bénéfices, les dividendes ou les intérêts, et ce, même si ceux-ci ont entièrement ou partiellement été générés au travers des activités effectuées sur son territoire.

De plus, les secteurs des ressources naturelles, du transport logistique et de l’assurance et à moindre mesure, le secteur bancaire, sont presque entièrement exonéré d’impôts, avec établissement stable ou non. Par ailleurs, à aucun moment, la Convention vient réguler l’imposition sur les chiffres d’affaires, ou les modalités d’imposition des entreprises franchisées et des entreprises sous-traitantes. Une imposition sur les bénéfices vient réduire la part considérée par les autorités et donc réduire les coûts des entreprises. Les impôts étant par ailleurs limités et ne pouvant excéder 10 % à 15 % selon les cas. L’article 22 limite quant à lui, les capacités des États à lutter contre l’évasion fiscale.

De plus, la Convention permettrait aux multinationales ne bénéficiant pas des exonérations évoquées plus haut, de créer des entreprises franchisées ou de faire sous-traiter une partie de leurs activités, faisant qu’elles n’auront aucune activité correspondant aux définitions d’un établissement stable, et pourront éviter l’imposition, ou, réduire les coûts.

À prime abord, l’on pourrait penser que la Convention peut être bénéfique aux entreprises des deux États. Néanmoins, dans les faits, cette convention est particulièrement asymétrique à l’avantage du Royaume-Uni, dans la mesure où, contrairement au Royaume-Uni, aucune entreprise sénégalaise n’est côté en bourse.

Les investissements directs à l’étranger (IDE) sénégalais sortant ne représentaient que 140,4 milliards de francs cfa (215,2 millions d’euros) au moment de la signature de la convention en 2016, quand dans le même temps, les IDE britanniques sortants représentaient environ 31,6 milliards d’euros (20 651 milliards fcfa), et ce, malgré une conjoncture économique conséquente[64]Banque mondiale, Investissement direct étranger, sorties nettes (USD courants) – Sénégal (Consulté le 01 juillet 2022) https://data.worldbank.org/indicator/BM.KLT.DINV.CD.WD?locations=SN ; … En savoir plus.

Inversement, au quatrième trimestre de 2021, le commerce entre les deux États (importations et exportations) s’élevait à 212 milliards de francs cfa (323,9 millions d’euros), 80 % du total correspond aux exportations britanniques au Sénégal. Par ailleurs, pour l’année 2020, le ministère britannique du Commerce International n’a pas révélé le montant des IDE à destination du Sénégal, mais précise que ceux sénégalais à destination du Royaume-Uni avaient une valeur totale inférieure à 764 079 016 francs cfa (1,1 million d’euros)[65]Department for International trade, 2022, Trade & Investment: Factsheets, Senegal, Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, p.1, … En savoir plus. En outre, le Sénégal fait partie des 47 États les plus pauvre au monde selon les données de l’ONU[66] Banque mondiale, Pays les moins avancés: classement de l’ONU, (Consulté le 01 juillet 2022), https://data.worldbank.org/region/least-developed-countries-un-classification .

Notons aussi que le Sénégal n’est pas reconnu comme un État au régime fiscal souple contrairement au Royaume-Uni. Ainsi, les dispositions de la Convention permettent essentiellement aux multinationales britanniques de rapatrier les bénéfices générés au Sénégal et de profiter de la fiscalité des paradis fiscaux, notamment de Jersey et des Îles vierges britanniques, en toute légalité.

Toutes les conventions signées avec les États identifiés au-dessus sont presque identiques à celle signée avec le Royaume-Uni à l’égard de la définition d’un « établissement stable », et partagent des problématiques similaires.

Malheureusement, l’absence de recensement du nombre d’établissements stables et de sociétés étrangères basées au Sénégal par les autorités ne permet pas d’effectuer d’estimations précises quant au manque à gagner annuel que représente la fuite de capitaux facilité par chaque convention[67]Agence Nationale de la Statistique et de la démographie (ANSD), ministère de l’Economie des Finances et du Plan, 2017, Rapport globale : Recensement générale des entreprises (RGE), République … En savoir plus.

Néanmoins, en 2021, les recettes fiscales du Sénégal étaient de 2 691,4 milliards de francs CFA (4,1 milliards d’euros). 1 863 milliards de ce montant (69.2 %) proviennent des impôts sur les revenus, les bénéfices et gains en capital (292 milliards de Francs cfa), des Impôts et taxes intérieures sur les biens et services (1 247 milliards fcfa), et des droits et taxes à l’importation (325 milliards fcfa)[68] ministère des Finances et du Budget, 2021, Loi n°2021-37 du 22 novembre 2021 portant seconde loi de finance rectificative pour l’année 2021, République du Sénégal, Annexe I, p.28 .

Au regard de l’optimisation fiscale de 5,8 milliards de francs cfa de SNC-Lavalin sur une seule transaction, l’on peut aisément argumenter que ces conventions fiscales ont une impacte désastreuse sur le niveau des recettes fiscales, et donc, sur le budget de l’Etat, et sur l’état des services publics et en particulier le secteur de la santé[69] ministère des Finances et du Budget, 2021, Loi n°2021-37 du 22 novembre 2021 portant seconde loi de finance rectificative pour l’année 2021, République du Sénégal, Annexe IV, p.66 .

À ce propos, la littérature a montré comment la fuite de capitaux et l’évasion fiscale pouvaient avoir des conséquences désastreuses sur la capacité des États les plus pauvres à proposer des services publics de base à leurs citoyens, notamment puisque la fuite de capitaux réduit considérablement les recettes fiscales, et donc, réduit les capacités budgétaires de l’État[70]Will Fitzgibbon, « How Officials, Businesses and Traffickers Hide Billions from Cash-Starved Governments Offshore », ICIJ, 22 mai 2018, … En savoir plus.

Si ces conventions, donnant un cadre légal à la fuite de capitaux, ont une impacte désastreuse sur le système sanitaire sénégalais, Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla (2018), ont montré comment le Franc CFA permettait également de légaliser la fuite de capitaux des multinationales françaises et européennes[71] Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique : Une histoire du franc cfa, (Paris : La découverte, 2018).

3.3. Les Flux sortants : le principe de libre transférabilité du franc cfa.

Les mécanismes de coopération monétaire entre la France et les zones UEMOA, CEMAC et les Comores reposent sur quatre principes fondateurs : la garantie de convertibilité, la fixité des parités, la libre transférabilité et la centralisation des réserves de changes[72]Direction général du trésor, ministère de l’Economie, des Finances, et de la souveraineté industrielle et numérique, 2021, Les principes et modalités de fonctionnement de la coopération … En savoir plus.

D’après Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla (2019, p.139), le principe de libre transferabilité du franc cfa garanti aux entreprises françaises et européennes des profits faciles à rapatrier[73] Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique : Une histoire du franc cfa, (Paris : La découverte, 2018), p.139.

Premièrement, les auteurs rappels que le principe de parité, faisant que le taux de change du franc cfa est fixe et indexé à l’euro (1 € = 655,957 fcfa). Ce principe fait qu’investir dans la région est un placement sûr qui ne sera pas impacté par les crises économiques et les variations de taux de change.

Deuxièmement, les auteurs expliquent que grâce au principe de libre transférabilité, les sociétés françaises et européennes ont eu la possibilité d’accéder aux marchés nationaux des zones CEDEAO, CEMAC et des Comores, de rapatrier l’entièreté de leurs bénéfices, et de désinvestir lorsque la conjoncture permet de faire des profits, sans restriction. Les multinationales françaises dont Bouygues, Orange, la Compagnie fruitière, Castel, Total et d’autres, bénéficieraient particulièrement de cela[74] Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique : Une histoire du franc cfa, (Paris : La découverte, 2018), p.139 .

D’après les auteurs, la libre transférabilité a eu pour effet de drainer les richesses produites dans les États de la région vers l’extérieur[75] Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique : Une histoire du franc cfa, (Paris : La découverte, 2018), pp.183-185.

Cependant, d’autres instruments annexes s’ajoutent au franc cfa et permettent le drainage des capitaux. C’est le cas de la convention fiscale entre la France et le Sénégal signée en 1974, en 1984 et en 1991. Si celle-ci diffère de celle analysée plus haut au niveau de la définition plus inclusive d’un établissement stable et dû à l’absence d’une définition d’une entreprise associée, des problématiques similaires facilitant la fuite de capitaux persistes. Notamment en ce qui concerne l’imposition sur les bénéfices, les intérêts et les dividendes, et l’absence de provision régulant les entreprises franchisées[76]ministère de l’Economie, des Finances, et de la souveraineté industrielle et numérique, 1991, Convention entre la France et le Sénégal tendant à éviter les doubles impositions et à … En savoir plus.

De plus, seul l’État où le bénéficiaire des dividendes et des intérêts réside peut imposer. En revanche, si ces dividendes et intérêts ont été entièrement ou en partie générés au travers des activités d’un établissement stable, alors l’autre État peut imposer les dividendes dans les limites de 16 % et les intérêts dans les limites de 15 %[77]ministère de l’Economie, des Finances, et de la souveraineté industrielle et numérique, 1991, Convention entre la France et le Sénégal tendant à éviter les doubles impositions et à … En savoir plus.

Les bénéfices sont aussi imposés uniquement par l’État où réside les siège social et/ou l’établissement stable de l’entreprise. Cependant, comme vu plus haut, les chiffres d’affaires réalisés par les établissements stables ne sont pas imposables, seuls les bénéfices sont pris en compte.

De plus, les entreprises exploitant des navires ou des aéronefs en trafic international ne sont imposables que par l’État où leur siège social est localisé[78]ministère de l’Economie, des Finances, et de la souveraineté industrielle et numérique, 1991, Convention entre la France et le Sénégal tendant à éviter les doubles impositions et à … En savoir plus. La convention fiscale signée entre la France et le Sénégal permet donc également la fuite de capitaux et facilite l’évasion fiscale de la plupart des entreprises françaises.

En outre, les marchés de la CEMAC, de l’UEMOA et des Comores étant particulièrement peu compétitifs et sous-industrialisés, les multinationales européennes et françaises en particulier, ont eu la possibilité d’acquérir des monopoles, ou des oligopoles très facilement dans la plupart des secteurs clés. En particulier, puisque la plupart étaient déjà installées lors de la période coloniale. 

Ces multinationales ont empêché les entreprises locales, de se développer tout en profitant d’un marché aux potentiels colossaux au vu des indicateurs démographiques, et l’imposition sur ces multinationales a grandement été limité par le franc cfa d’une part et par la convention fiscale d’autre part[79] Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, L’arme invisible de la Françafrique : Une histoire du franc cfa, (Paris : La découverte, 2018), p.139.

Ainsi, le secteur de la téléphonie et d’Internet (Orange, Bouygues, SFR), la grande distribution (Carrefour, Intermarché, Leclerc), les ressources naturelles (Total, Orano), les services bancaires et d’assurance (Société Générale, BNP Paribas, Axa), et d’autres secteurs clé étant tous largement dominés par des entreprises françaises, la libre transférabilité du franc cfa et la convention fiscale ont permis de générer un manque à gagner colossal pour les recettes fiscales et les budgets des États de la région. 

À titre indicatif, en 2019 et en 2020 en Afrique et au Moyen-Orient, le seul groupe Orange a enregistré un chiffre d’affaires de 5,5 milliards et de 5,8 milliards d’euros respectivement[80]Orange, 2020, Rapport annuel intégré 2020, p.127 https://rai2020.orange.com/wp-content/uploads/sites/44/2021/07/orange_rapportannuelintegre_2020_fr_2.pdf ; Quentin Velluet, « Orange entame une … En savoir plus. 54 % des revenus de 2020 (3,1 milliards d’euros) ont été réalisés au Sénégal et en Côte d’Ivoire[81]Quentin Velluet, Orange : Côte d’Ivoire-Sénégal, le moteur à deux temps du géant français en Afrique de l’Ouest, JeuneAfrique, 22 novembre 2021, … En savoir plusDans le même temps, en 2021 (année fiscale 2020), les recettes fiscales du Sénégal ne s’élevaient qu’à 2 691,4 milliards de francs cfa (4,1 milliards d’euros). Un montant relativement bas si l’on additionne les chiffres d’affaires réalisés par l’ensemble des multinationales et des entreprises sur le territoire (324 350)[82]Une progression du nombre d’employés dans le secteur moderne, ANSD, 07 janvier 2022, … En savoir plus

Pour approfondir, en 2020, le compte des transactions courantes, qui représente la somme des échanges de biens et de services, les flux de revenus et des transferts courants entre le Sénégal et le reste du monde, était déficitaire de 1 532,4 milliards de francs cfa (2,3 milliards d’euros)[83]ministère des Finances et du Budget, 2020, Balance des Paiements et Position extérieure globale, République du Sénégal, BCEAO, p.6, … En savoir plus. Sur la période 2015-2020, le déficit du compte des transactions courantes représente environ 5 793,2 milliards de francs (8,8 milliards d’euros).

À cela, s’ajoutent les revenus des investissements qui représentaient -423,6 milliards, et la dette publique -251,8 milliards de francs cfa en 2020[84]ministère des Finances et du Budget, 2020, Balance des Paiements et Position extérieure globale, République du Sénégal, BCEAO, p.23 , … En savoir plus. La fuite de capitaux est donc conséquente et son impact, déplorable.

À cet égard, l’on peut argumenter que le manque de politique de la CEDEAO en matière de sécurité humaine, et la fuite de capitaux facilitée par les conventions fiscales et le franc cfa, contribuent tous aux défaillances du système de santé sénégalais et de tous les services publics.

Cependant, ces facteurs présupposent un manque de considération des intérêts nationaux de la part des gouvernements sénégalais ayant signé les conventions d’une part, et ne luttant pas activement contre la fuite de capitaux et l’évasion fiscale d’autre part. L’on peut donc argumenter que la mauvaise gouvernance est également un facteur expliquant l’état du système de santé sénégalais.

Par conséquent, la prochaine section analyse la mauvaise gouvernance des questions de sécurité sanitaire, la mauvaise redistribution des ressources budgétaires, et les potentiels effets sur la stabilité politique.

4. Comment la mauvaise gouvernance explique l’incapacité de l’État sénégalais à garantir la sécurité sanitaire ?

4.1. La mauvaise gouvernance en matière de gestion budgétaire et des réponses politiques aux scandales inconvenantes.

Au vu des données montrées plus haut, il convient de préciser qu’il existe une réelle crise de confiance entre les patients et le personnel soignant sénégalais qui est ancrée dans l’inconscient collectif. Par conséquent, les Sénégalais en ayant les moyens font systématiquement le choix de se soigner à l’étranger, et principalement en Occident. C’est particulièrement vrai pour les élites économiques et politiques du pays et plus largement, de la région[85]ministère de la Santé et de la Prévention, 2001, Réforme Hospitalière : Présentation, Lois et Décrets, République du Sénégal, préface, https://www.cners.sn/public/docs/1587483987.pdf ; … En savoir plus.

Par exemple, en 2016, le Sénégalais Amath Dansokho, ancien Secrétaire Générale du Parti de l’Indépendance et du Travail (PIT) et proche de Macky Sall, est décédé à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière de Paris (13e arrondissement). En janvier 2022, c’est Pape Aly Guèye, patron des entreprises Myna Distribution et Excellec, proche de l’État, qui est décédé dans un hôpital français[86]« Macky Sall au chevet d’Amath Dansokho, hospitalisé en France », Sénégal7, 29 décembre 2016, https://senegal7.com/macky-sall-au-chevet-damath-dansokho-hospitalise-en-france/ ; « Décès de … En savoir plus.

En outre, Alassane Ouattara, Ibrahim Boubacar Keïta, Abdoulaye Wade, Malam Bacaï Sanha et Alpha Condé, respectivement présidents et anciens présidents de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Sénégal, de la Guinée-Bissau et de la Guinée Conakry ont tous été régulièrement hospitalisés en Occident et dans les Etats du Golfe Persique[87]« Hospitalisé en France, le président Ouattara rentre dimanche en Côte d’Ivoire », France 24 & Reuters, 27 février 2014, … En savoir plus.

Figure 8 : Liste des Présidents et premiers ministres sénégalais volontairement hospitalisés à l’étranger de 1960 à 2022 (hors Afrique)[88]« SÉNÉGAL: M. Léopold Sédar Senghor hospitalisé en France », Le Monde, 04 décembre 1991, … En savoir plus.

Concernant le Sénégal, excepté Abdou Diouf pour lequel aucun article n’a été trouvé, tous les présidents, de l’indépendance à aujourd’hui, et quatre anciens premiers ministres sur douze ont au moins une fois été hospitalisés en France, pendant ou après leurs mandats. Cependant, il convient d’admettre que les données sont particulièrement difficiles à collecter.

Pour illustrer cette opacité, le quotidien dakarois, l’Observateur, rapportait en février 2006 que Macky Sall, alors Premier ministre, avait été hospitalisé plusieurs jours dans une clinique du VIIIe arrondissement de Paris. D’après les journalistes, les sources proches du Premier ministre ont attesté que ce voyage médical s’est fait avec la plus grande discrétion, et ne figurait pas sur le calendrier[89] « Sénégal : Le Premier Ministre Macky Sall hospitalisé à Paris », Allafrica, 6 février 2006, https://fr.allafrica.com/stories/200602060943.html .

Concernant Abdoulaye Wade, dont il est connu qu’il possède une résidence secondaire à Versailles (Yvelines, France) et qu’il est atteint d’un cancer, seul un article parlant de « rumeurs » d’une hospitalisation en France en 2011, alors qu’il était président, a pu être identifié.

Les proches du Président avaient notamment menti aux journalistes concernant l’état de santé du chef d’État. De plus, aucun autre article mentionnant quelconque hospitalisation ou visite médicale des derniers Présidents, au Sénégal ou à l’étranger n’a pu être identifié[90]« Maladie de Wade : Rfi met les proches du président dans l’embarras », Seneweb, 03 février 2011, … En savoir plus.

Ainsi, l’inefficacité des systèmes de santé africains est un secret de polichinelle et la stratégie d’évitement des gouvernants lorsque leur santé est concernée est particulièrement unique à la région[91]Direction des Etablissements de Santé, ministère de la Santé et de la Prévention, 2001, Réforme Hospitalière : Présentation, Lois et Décrets, République du Sénégal, préface, … En savoir plus.

Si les leaders politiques ont le droit de choisir de se soigner où ils le désirent après leurs mandats, il reste néanmoins dérangeant de voir ceux en charge d’améliorer l’état des services publics, échouer à leurs missions et bénéficier de ces mêmes services publics à l’étranger.

Il serait, en effet, inconcevable de voir les Présidents et anciens Présidents étasuniens, chinois ou des États membres de l’UE se faire hospitaliser, volontairement et régulièrement, dans un autre État que le leur. Ce simple fait est un symptôme illustrant l’état général des systèmes de santé de la région d’une part, et le degré de mauvaise gouvernance d’autre part.

Cependant, l’indicateur le plus probant reste le recours fait des fonds publics. Malgré la fuite de capitaux massive évoquée plus haut, il convient de montrer que l’État est néanmoins en mesure d’apporter les fonds nécessaires à une réforme ambitieuse du secteur de la santé. Mais, le manque de volonté politique, la corruption et la mauvaise gouvernance en matière de répartition budgétaire sont des obstacles majeurs.

La construction de la statue de la renaissance africaine, une sculpture faite entièrement en bronze et haute de 50 mètres, initiée par Abdoulaye Wade, est un parfait exemple.

Le coût total du projet, estimé à 15 663,9 milliards de francs cfa (24 milliards d’euros), suffirait à lui seul à faire grincer les dents du contribuable sénégalais. Pour rappel, en 2021, le PIB du Sénégal s’élevait à 14 583 milliards de francs cfa (22,3 milliards d’euros) et le niveau des recettes fiscales à seulement 2 691,4 milliards de francs cfa (4,1 milliards d’euros).

Par ailleurs, le montage visant à financer ce projet consistait en un échange de terrain opaque réalisé entre l’État sénégalais et l’entreprise Nord-Coréenne chargée de la construction. Cerise sur le gâteau, Abdoulaye Wade, à l’origine du projet, avait annoncé que 35 % des revenus du monument allaient être versés à sa fondation personnelle au titre de « propriété intellectuelle »[92]Tanguy Berthemet, Le Sénégal grave son indépendance dans le bronze, Le Figaro, 03 avril 2010, … En savoir plus!

Plus récemment, le Sénégal a inauguré un stade international d’une capacité de 50 000 places, pour un coût de 174,8 milliards de Francs fcfa (267 millions d’euros), c’est presque sept millions d’euros de plus que le budget 2019 du ministère de la Santé et de l’Action Social[93]Aladdin Mustafaoğlu, « Sénégal : inauguration d’un stade international conçu et construit par deux entreprises turques », Anadolu Agency, 22 février 2022, … En savoir plus. Cependant, comment le stade a-t-il été financé ? Qui sont les bénéficiaires des revenus générés par les entrées ? Ces questions restent sans réponse.

Au vu des données présentées plus haut, toute mesure ne proposant pas de solutions à l’égard de la formation et du recrutement des ressources humaines, à la réduction des disparités régionales, à la mise aux normes de sécurité incendie des structures de santé, à la fuite de capitaux vers l’étranger, et à la mauvaise répartition budgétaire, ne saura répondre aux urgences de fait.

À cet égard, en tenant compte des priorités proposées à la nouvelle ministre de la Santé et de l’Action sociale par Macky Sall, en réaction à « l’affaire des onze bébés calcinés » et de leurs inadéquations avec les enjeux du secteur de la santé observés plus haut, il est improbable que les réformes qui seront proposées permettent de répondre aux besoins.

Si le Président a reconnu « l’obsolescence » du système de santé, et initié une réforme, il est possible qu’il s’agisse d’une manœuvre politique visant à détourner la responsabilité du chef de l’État et à apaiser les doléances de la population.

En effet, cette hypothèse fait sens puisque Macky Sall a passé environ deux décennies aux plus hautes sphères du pouvoir exécutif, dont la moitié en tant que Président.

Il a également personnellement signé six des dix-neuf conventions fiscales analysées plus haut, et deux décennies de politique de développement sanitaire et social, dont la moitié s’est faite sous ses mandats, ont également échouées[94] « Macky Sall: Président de la République du Sénégal », Agence de Presse Régionale (APR news), https://apr-news.fr/fr/portraits/macky-sall .

L’instrumentalisation était particulièrement claire en ce qui concerne la compensation de cinq millions de francs cfa, donnée à chaque parent des six nourrissons morts lors de l’incendie de l’hôpital Magatte Lô de Linguère[95]Fana Cisse, « Sénégal: la négligence et l’impunité ont calciné 18 bébés entre 2021 et 2022 », PressAfrik, 27 mai 2022 … En savoir plus. Un paiement en vue « d’acheter » les parents et d’atténuer l’impact des mouvements sociaux contestataires.

Cependant, concernant « l’affaire des onze bébés », l’instrumentalisation est moins flagrante. Toutefois, au regard des données et des faits présentés dans cet article, la réaction politique de Macky Sall suggère premièrement, une volonté d’amoindrir sa part de responsabilité dans l’état actuel du système de santé.

Deuxièmement, l’annonce d’un projet de réformes, permet de retarder toute protestation de la société civile pour un système de santé universel et de qualité garantissant la « sécurité sanitaire » de tous, et surtout, contre le pouvoir en place.

L’aspect contestataire est particulièrement important au vu des récents événements frappant la vie politique sénégalaise, et en particulier la répression de l’opposition politique et l’accumulation des pratiques autoritaires.

4.2. Le Sénégal se dirige-t-il vers une crise politico-sécuritaire majeure ?

La récurrence des épidémies et maladies (Ebola, Paludisme, Covid-19), la crise alimentaire à venir dû à la guerre en Ukraine, à la spéculation sur les exportations de blé et au manque d’autosuffisance agricole, le réchauffement climatique et d’autres perturbations imprévisibles, viendront assurément menacer la sécurité humaine au Sénégal dans les années à venir et appellent à des réformes.

Le risque que représente ces crises de surcharger les structures de santé du pays et d’aggravera la souffrance humaine est considérable. Il convient donc d’être proactif, de promouvoir des pratiques démocratiques et de « bonne gouvernance », et de lutter activement contre la fuite de capitaux. Cependant, les pratiques autoritaires de l’actuel président plongent le Sénégal vers une crise multi-dimensionnelle majeure.

En effet, malgré l’accumulation de deux mandats présidentiels, étant la limite constitutionnelle, Macky Sall a à maintes reprises fait allusion à une possible participation aux prochaines élections présidentielles de 2024. Une ambiguïté qui n’a pas manqué de faire réagir l’opposition politique, la population et la société civile[96]Mehdi Ba, « Mandat présidentiel au Sénégal : l’effet girouette », Jeuneafrique, 16 décembre 2021, … En savoir plus.

Les pratiques autoritaires se sont aussi manifestées au travers des forces de l’ordre, qui ont fait interdire et violemment réprimé plusieurs manifestations pacifiques contre le pouvoir en place. L’opposition politique a aussi régulièrement été intimidée, empêchée de participer au processus démocratique, et certains opposants ont été incarcérés pour des motifs discutables[97]Mawunyo Hermann Boko, Mawunyo Hermann Boko, JeuneAfrique, 16 février 2022, https://www.jeuneafrique.com/1313771/politique/senegal-pourquoi-macky-sall-na-toujours-pas-nomme-son-premier-ministre/ ; « … En savoir plus.

Cet autoritarisme, souvent préélectoral, est à l’origine des émeutes de mars 2021 qui avaient fait douze morts d’après les chiffres officiels[98]« Au Sénégal, l’opposant Sonko bloqué chez lui dans un climat de tension préélectorale », Le Monde et Agence France Presse, 17 juin 2022, … En savoir plus. Plus récemment, le vendredi 17 juin 2022, une manifestation organisée par l’opposition, interdite par les autorités, a violemment été réprimée par les forces de l’ordre, le bilan fait état de trois manifestants tués dont deux par balles et un calciné[99]Nadia Chahed, « Sénégal : trois morts lors des manifestations de l’opposition », Anadolu Agency, 18 juin 2022, … En savoir plus. Mentionnons par ailleurs, les faits de violence partisane lors des élections municipales de janvier 2022[100]Makhtar C, « Scrutin local du 23 janvier 2022: “les élections sont des catalyseurs de la violence“ (expert électoral) », aDakar, 10 décembre 2021, news.adakar.com/h/130145.html ; Aminata … En savoir plus, et la hausse des prix dû à la conjoncture économique[101]Salif Sakhanokho, « Hausse du prix des denrées: Noo Lank annonce une manifestation le 10 septembre », Pressafrik, 3 septembre 2021, … En savoir plus.

Dans une précédente publication, Affaires Africaines a montré comment les pratiques autoritaires et les troisièmes mandats anticonstitutionnelles couplés au manque de réaction de la CEDEAO, augmentaient de manière significative les risques de coups d’État et d’instabilité politique dans la région.

=> À lire : Mali, Guinée : Comment les coups d’État illustrent les dysfonctionnements de la CEDEAO ?

Par conséquent, la superposition des pratiques autoritaires, à la mauvaise gouvernance, à la violence électorale et à l’insécurité humaine, sont tant de facteurs qui viendront assurément mettre le feu à la poudrière qu’est le Sénégal à mesure que l’on se rapproche des élections législatives de 2022 et des présidentielles de 2024.

De plus, toute crise politique d’envergure pourrait profiter aux groupes armés présents au Sahel. Ceux-ci ne manqueront pas d’envahir le Sénégal si l’occasion se présente puisque leur présence dans ce pays donnera accès au littoral.

5. Conclusions et Recommandations.

Les données présentées dans cet article permettent de conclure que l’absence de minimums requis contraignants les États membres à garantir la sécurité sanitaire, et la fuite massive de capitaux dont une part importante a été légalisée par les Conventions fiscales bilatérales et par le franc cfa, sont tous des facteurs expliquant les défaillances du système de santé sénégalais. Cependant, tous ces facteurs sont eux-mêmes des conséquences directes de la mauvaise gouvernance et de la corruption des autorités.

Par ailleurs, une persistance de la mauvaise gouvernance en matière de sécurité humaine, couplée aux pratiques autoritaires de l’exécutif et un éventuel troisième mandat du président en exercice, risquent de générer une crise multi-dimensionnelle majeure au Sénégal, en particulier, dans les années pré et post-électorales.

Les sections suivantes proposent des recommandations pour répondre aux problématiques analysées tout au long de l’article. Celles-ci, et les données présentées par cet article doivent aussi interpeller tous les États de la CEDEAO, de la CEMAC et au-delàs.

5.1. Redéfinir la « Sécurité » et Investir massivement dans l’éducation nationale et dans la santé pour mieux garantir les aspects de la sécurité humaine.

Les organisations régionales africaines et en particulier la CEDEAO et de la CEMAC, ont tout intérêt à intégrer dans les Traités établissant les communautés, des définitions détaillées de la « sécurité » intégrant au moins les sept aspects de la sécurité humaine, et imposant des politiques minimalistes aux États membres afin de les contraindre à les garantir. Il conviendra également d’établir une liste exhaustive des acteurs institutionnels et non-étatiques garantissant chaque aspect.

En outre, la littérature a montré qu’accroître les dépenses dans l’éducation permet d’avoir des effets bénéfiques sur la santé générale de la population, notamment par l’apprentissage collectif de mesures préventives[102]Maria-Carmen Guisan, Pilar Exposito, Health Expenditure, Education, Government Effectiveness and Quality of Life in Africa and Asia, Regional and Sectoral Economic Studies, Vol.10-1 (2010), … En savoir plus.

Le manque de personnel soignant au Sénégal étant l’un des principaux défis, il semblerait judicieux d’investir massivement dans l’éducation nationale en parallèle du système de santé, avec une concentration particulière sur les études de santé et de gestion. La hausse significative du nombre de diplômés permettra une hausse du personnel soignant recruté et ainsi une amélioration des indicateurs de santé publique.

Si investir massivement dans la construction de nouvelles infrastructures et dans la rénovation des établissements existants permettra d’augmenter le nombre de structures sanitaires par région, cela n’aura aucune incidence sur la qualité de la prise en charge des patients, la réduction du taux de mortalité infantile, ou les risques d’accidents et d’erreurs médicales entraînant la mort. Ainsi, de tels projets doivent nécessairement être accompagnés d’une hausse des effectifs humains qualifiés.

En revanche, les études de médecine et de pharmacie étant extrêmement longues et coûteuses, il convient dès maintenant d’accroître l’accessibilité à l’éducation supérieure, notamment via la gratuité des frais de scolarité, des bourses d’études attractives pour les étudiants sénégalais et étrangers, et par le recrutement proportionnel d’enseignants sénégalais et étrangers. Il conviendra par ailleurs de revoir à la hausse les salaires de chaque catégorie socioprofessionnelle du secteur de la santé pour accroître l’attractivité.

Les effets d’une telle politique se feront sentir uniquement dans plusieurs décennies, ainsi afin de répondre à l’urgence, il conviendra de recruter des personnels qualifiés étrangers et de la diaspora afin de gonfler les ressources humaines en attendant de permettre aux futurs personnels soignants sénégalais de finir leurs formations.

Si le personnel soignant, en réponse aux divers scandales a suggéré, au travers de manifestations, que les conditions de travail étaient l’un des facteurs majeurs expliquant l’origine des incidents, la hausse significative des ressources humaines et de leurs revenues permettra à terme, de réduire la charge de travail, la pénibilité et donc, d’améliorer le secteur de la santé à tous les niveaux.

Cependant, un système permettant d’évaluer continuellement la qualité du travail et les conditions de travail des personnels soignant, et prenant toutes mesures adaptées aux besoins et sanctionnant les erreurs et mauvaises pratiques est également de mise.

Les bénéfices d’une telle réforme seront non seulement sanitaires, mais aussi économiques et sociaux, puisqu’à terme, la hausse du nombre de personnes qualifié et extrêmement qualifié fera accroître le revenu moyen sénégalais. Des revenues qui seront réinjectés dans l’économie via la consommation et les recettes fiscales. L’impact en termes de développement durable que de telles réformes auraient n’est donc pas négligeable.

Cependant, ces réformes extrêmement coûteuses posent la question du financement. Plusieurs méthodes permettront de les financer, notamment, une meilleure redistribution des richesses collectées par l’État en fonction des priorités.

En effet, d’après la loi Finance Rectificative (LFR) de 2019, 21.09 % du budget annuel était déboursé afin de rembourser la dette publique et 5.47 % n’ont pas été réparties entre les institutions et ministères. Cela représente un total de 1 087 milliards de francs cfa qui n’ont pas servi à améliorer les services publics cette année là. Une réduction du paiement de la dette publique au travers de négociations avec le FMI, et une meilleure gestion budgétaire permettront une hausse significative des dépenses de l’État.

Par ailleurs, plusieurs ministères ayant des fonctions se superposant, une réorganisation des ministères s’impose. La suppression et la réorganisation des ministères permettraient d’économiser une part importante du budget annuel. De plus, la présidence de la République, la Primature, plusieurs ministères ainsi que le Parlement pourraient revoir à la baisse leurs budgets annuels sans pour autant impacter leurs fonctionnements ni leurs missions.

Enfin, comme vu plus haut, une réforme fiscale s’impose afin de réduire considérablement la fuite licite et illicite de capitaux. L’État bénéficiera à bien des égards d’une imposition juste sur les activités, les bénéfices, les dividendes, les revenus, les intérêts et les gains en capitaux perçus par les multinationales étrangères opérant au Sénégal.

Par ailleurs, il semble légitime d’exiger que la totalité des revenues perçues par Abdoulaye Wade concernant le monument de la renaissance soient remboursées à l’État, et que les revenus futurs soient intégrés aux recettes non-fiscales. Il en va de même pour tout monument ou stade construit avec de l’argent publique dont les bénéfices sont versés à des entités privées et de manière opaque.

5.2. Lutter efficacement contre la fuite licite et illicite de capitaux et accroître le budget des ministères clé.

Il conviendra de renégocier les conventions fiscales mentionnées plus haut, et en particulier les définitions d’un « établissement stable » pour inclure toutes les activités générant des revenus, un chiffre d’affaires, des bénéfices, des gains de capitaux, des intérêts et des dividendes effectuées dans l’autre État contractant et ainsi permettre à cet État de taxer. Dans le cas où les négociations échoueraient, il conviendra de dénoncer les conventions et de trouver de nouveaux partenaires.

Il faudra aussi mettre les moyens dans les activités de contrôle fiscal, former et embaucher massivement des contrôleurs fiscaux, et de donner les moyens financiers nécessaires afin d’identifier les cas d’évasions et de fraudes fiscales complexes. Des mesures compémentaires visant à prévenir, ou surtaxer les désinvestissements abusifs sera la bienvenue.

Inévitablement, il faudra, via la collaboration des professeurs d’économie sénégalais et de la région, créer une monnaie nationale ou régionale redonnant la souveraineté monétaire et budgétaire à l’État, empêchant toute fuite de capitaux indésirables, tout en mettant fin aux monopoles et oligopoles des multinationales étrangères dans les secteurs clé. 

5.3. Abroger la loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013, portant « Acte III de la Décentralisation ».

La loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013, a introduit la communalisation intégrale, supprimée la région comme Collectivité Locale et érigé le département en Collectivité Locale (devenues Collectivités Territoriales par la loi n° 2014-19 du 24 avril 2014).

Ces Collectivités Territoriales, dirigées par des conseillers élus, sont compétentes dans neuf domaines, dont celui de la santé. Au vu des faibles nombres présentés en ressources humaines et en établissements médicaux, Il conviendra de recentraliser, au moins temporairement la compétence de la santé publique. Notamment dans le but de faciliter les réformes du système de santé proposées plus haut, de faciliter le système de financement et de réduire le nombre d’intermédiaires. Cette réforme n’empêche pas une collaboration active entre l’État centrale et les collectivités locales.

Une fois les indicateurs de santé publique en amélioration et les ressources humaines suffisantes, la décentralisation au profit des Collectivités Territoriales pourra être pertinente. En revanche, il sera impératif de permettre à des représentants de chaque catégorie socioprofessionnelle exerçants dans les hôpitaux et centres médicaux en question ainsi qu’à des représentants de patients de participer aux conseils d’administration.

Il sera également impératif d’effectuer des contrôles annuels des dépenses effectuées par les collectivités locales pour identifier et prévenir les éventuelles pratiques de corruption et d’abus de biens sociaux du secteur de la santé.

5.4. Identifier d’éventuels faux praticiens et améliorer la collecte des données.

Dans cet article, il a été montré que les données pouvaient parfois être incohérentes, ou, montraient des irrégularités qu’il convient d’adresser. C’était notamment le cas pour le décalage présenté par le nombre de dentistes comparé au nombre de cabinets dentaires.

Un recensement annuel complet des praticiens de toutes les catégories socioprofessionnelles et de toute nationalité (pourvu qu’ils exercent au Sénégal), une authentification des diplômes, ainsi qu’une évaluation de la qualité des consultations et de leur professionnalisme s’impose.

Par ailleurs, il conviendra d’inclure de manière claire dans les données, le nombre exact de praticiens étrangers pratiquant sur le territoire. La collecte de données sera également vitale à une réforme efficace du secteur de la santé, il conviendra donc de revoir les pratiques et protocoles à cet effet.

NDIAYE Karim Babacar

Diplômé d’un Master II en Relation Internationales de la National Chengchi University, (Taipei, Taiwan), Karim est spécialisé dans l’analyse des transitions démocratiques, des conflits armés et de la sécurité internationale.