RDC : discutons des liens entre l’ADF et Daech !
Résumé : En RDC, le groupe armé terroriste d’origine ougandaise, Allied Democratic Forces (ADF), est graduellement devenu le groupe armé attirant le plus l’attention des chercheurs, de l’ONU et des forces de sécurité opérant dans le nord-est de la RDC. Cet attrait s’explique par la hausse significative des attaques et du nombre de morts causés depuis 2014, par son allégeance prêtée à Daech en juillet 2019, puis par sa proclamation de septembre 2020 la définissant comme la province de l’État Islamique en Afrique Centrale (ISCAP).
Si le Département de la Défense américain (DoD) a confirmé ces liens entre l’EIIL et les ADF en 2021, le dernier rapport des experts de l’ONU en RDC de juin 2021 affirme ne pas avoir pu examiner de données établissant de liens hiérarchiques probants entre les deux organisations terroristes. Il n’existe pas non plus de consensus au sein de la littérature à ce propos.
Ainsi, cet article se focalise sur la nature des relations entretenues entre l’EIIL et l’ADF. Pour ce, tous les articles publiés dans la rubrique « sécurité » du média congolais actualite.cd ont été constitué en une base de données. Allant d’octobre 2016 à mars 2022, cette base de données permet d’analyser de manière précise le mode opératoire, employé par l’ADF, ses zones d’activités ses objectifs et ses stratégies.
Cette analyse, couplée à la prise en considération de l’histoire et des conclusions apportées par la littérature, permet d’observer des similitudes marquantes entre le modus operandi de l’ADF et la théorisation de l’EIIL des étapes de la création d’un État Islamique. Par ailleurs, plusieurs faits en apparence anecdotiques suggèrent deux points importants.
Premièrement, il existe d’intenses échanges financiers, humains et technique entre l’ADF et l’EIIL au moins depuis 2018. Deuxièmement, la politique étrangère saoudienne de création et de soutien de groupes terroristes dits « Islamistes » de la guerre froide à nos jours, est directement impliquée dans la création de l’ADF d’une part, et indirectement responsable de son rapprochement à Daech d’autre part.
Mots clés : République démocratique du Congo, RDC, Allied Democratic Forces, ADF, Daech, État Islamique en Irak et au Levant, ISIL, EIIL, Arabie Saoudite, Islamic State Central African Province, ISCAP, politique, Syrie, Irak, Kosovo, Balkans, Al-Qaeda, Wahhabisme, Forces armées de la RDC, FARDC MONUSCO, ONU, Lumumba, Mobutu, Rwanda, Ouganda, Nord-Kivu, Ituri, Beni, terrorisme, guérilla
1. Introduction : Comment l’Allied Democratic Forces s’est implanté en RDC ?
De 2015 à 2022, le groupe terroriste d’origine ougandaise connu sous le nom de Allied Democratic Forces (ADF) est rapidement devenue le groupe armé le plus meurtrier de l’Est de la République démocratique du Congo (RDC). En juillet 2019, l’ADF a prêté allégeance à L’État Islamique en Iraq et au Levant – EIIL/Daesh/ISIL, puis s’est proclamé Province de l’État Islamique en Afrique Centrale – ISCAP, en septembre 2020. Dès avril 2019, une multitude d’attentats ont été revendiqués par l’EIIL, soit trois mois avant la déclaration d’allégeance.
À juste titre, les ADF ont graduellement attiré l’attention des gouvernements de la région, des chercheurs, des experts de l’ONU et des médias locaux. Néanmoins, si le Département de la Défense américain (DoD) a confirmé ces liens entre l’EIIL et les ADF en 2021, les experts de l’ONU affirment ne pas avoir pu examiner de données établissant de liens hiérarchiques probants entre les deux organisations terroristes. Il n’existe pas non plus de consensus au sein de la littérature[1]« Entre rebelles ADF et groupe Etat islamique, une affiliation qui fait débat », AFP, Mercredi 7 juillet 2021, … En savoir plus.
Ainsi, cet article se focalise sur la nature des relations entretenues entre l’EIIL et l’ADF et apporte une contribution à ce débat. Afin de pouvoir analyser cette relation, il convient au préalable de revenir sur les les conditions ayant permis l’émergence de l’ADF, à savoir les ingérences étrangères dès l’indépendance du Congo, ainsi que l’impact que les contextes sécuritaires en Ouganda et au Rwanda ont eu sur l’Est du Congo.
1.1. Contexte politico-sécuritaire en RDC de l’indépendance à nos jours (1960 – 2022)
1.1.1. L’assassinat de Patrice Lumumba et la fabrique de l’instabilité politique.
Le 30 juin 1960, la République du Congo accède à l’indépendance vis-à-vis de Bruxelles, notamment grâce aux actions d’un indépendantiste, devenu l’un des symboles du panafricanisme, Patrice Lumumba. Des élections seront organisées et deux figures arriveront en tête, Lumumba et un certain Joseph Kasa-Vubu. Un compromis à la Belge sera trouvé, Lumumba sera le Premier ministre et le Président sera Joseph Kasa-Vubu.
Incorruptible, Lumumba fera très rapidement douter les dirigeants belges et étasuniens sur leurs futures capacités d’approvisionnement en ressources naturelles congolaises dû aux politiques et discours souverainistes, indépendantistes, et non-alignés de Lumumba[2]Global data « Top Five Cobalt Producing Countries (Thousand Tonnes, 2021) », 2022, https://www.globaldata.com/data-insights/mining/the-top-five-cobalt-producing-countries-thousand-tonnes-2021/ ; … En savoir plus.
Moins de deux semaines après l’indépendance, le 11 juillet 1960, Moïse Tshombé proclamait l’indépendance de la province du Katanga. Issue d’un projet de Balkanisation de la RDC soutenu par les deux puissances occidentales, cette proclamation déclenchera une première Guerre Civile Congolaise opposant les troupes gouvernementales aux troupes katangaises.
En réponse à cette crise, la Belgique enverra des troupes soutenir le gouvernement sécessionniste. Lumumba, dirigeant d’une jeune démocratie dont l’administration manque de personnels qualifiés et n’a pas été préparée à gouverner, faisait face à une crise majeure dès les premières semaines d’indépendance.
Il prit donc la décision de rompre toute relation diplomatique avec la Belgique et de rechercher une assistance politique, militaire et technique et se tournera vers l’ONU. Cependant, il sera rapidement abandonné par le Secrétaire Générale, Dag Hammarskjöld, qui soutiendra le gouvernement katangais en rencontrant Tshombé et en envoyant des casques bleus aux côtés des troupes belges et katangaises. Cet abandon poussera le Premier ministre dans les bras de l’Union Soviétique[3]Ce jour-là : 17 janvier 1961. Ce jour-là, Patrice Lumumba est assassiné, réalisé par Mees Michel, RTBF … En savoir plus.
L’URSS fournira une assistance technique et des avions au gouvernement de Kinshasa afin de l’appuyer dans ses efforts de reconquête du Katanga. Le projet de balkanisation de la RDC étant ainsi en péril dû à l’assistance soviétique. Le Congo deviendra de facto un État stratégique dans le contexte de la Guerre Froide. En conséquence, la CIA et l’État belge ont considéré Lumumba comme étant une menace à éliminer politiquement et « si possible physiquement » [4]Ce jour-là : 17 janvier 1961. Ce jour-là, Patrice Lumumba est assassiné, réalisé par Mees Michel, RTBF … En savoir plus.
Le 5 septembre 1960, le Président Joseph Kasa-Vubu, soutenu par la CIA et la Belgique, révoquera illégalement Lumumba de ses fonctions de Premier ministre, une pratique anticonstitutionnelle s’apparentant à un coup d’État. Selon le sociologue Ludo De Witte (2000), l’ONU aurait également joué un rôle prépondérant dans ce coup et aura été l’instrument des États-Unis et de la Belgique tout au long de cette crise[5]Ludo de Witte, L’assassinat de Lumumba, (Bruxelles : Karthala, 2000), 403 ; Ce jour-là : 17 janvier 1961. Ce jour-là, Patrice Lumumba est assassiné, réalisé par Mees Michel, RTBF … En savoir plus.
Premièrement, selon le sociologue, des documents montrent que Dag Hammarskjöld était au courant qu’un complot visant à renverser le Premier ministre congolais était en préparation. Deuxièmement, au moment de l’annonce de Kasa-Vubu, les casques bleus ont reçu l’ordre de fermer les stations de radio pour empêcher Lumumba de mobiliser ses partisans. Enfin, les casques bleus ont fermé les aéroports pour empêcher les troupes de l’armée congolaise, mobilisées au Katanga, de rejoindre la capitale pour défendre le Premier ministre[6] Ludo de Witte, L’assassinat de Lumumba, (Bruxelles : Karthala, 2000), 160-164 .
Quelques jours plus tard, le chef d’État-Major adjoint congolais, un certain Joseph-Désiré Mobutu, le fera arrêter avec le soutien de la CIA. Patrice Lumumba sera assigné à résidence sous la surveillance des casques bleus (qui étaient là officiellement pour assurer sa sécurité) et des troupes de Mobutu. Plusieurs semaines plus tard, après une tentative d’évasion échouée, il sera transféré en République du Katanga, torturé, puis assassiné le 17 janvier 1961, avec le feu vert implicite du Roi Baudoin, dirigeant de la Belgique[7] Ludo de Witte, L’assassinat de Lumumba, (Bruxelles : Karthala, 2000), 121 .
Cet assassinat révélé plusieurs semaines plus tard par les médias locaux engendrera une vague d’indignation populaire sans précédent, et une révolte armée qui sera menée par Pierre Mulele. Les lumumbistes contrôleront très rapidement environ 2/3 du territoire, cependant, l’aide militaire étasunienne apportée à Mobutu lui permettra de remporter le conflit en 1965[8]Ce jour-là : 17 janvier 1961. Ce jour-là, Patrice Lumumba est assassiné, réalisé par Mees Michel, RTBF … En savoir plus.
En parallèle, durant cette guerre civile, les forces armées gouvernementales et l’ONU lanceront une attaque conjointe contre le Katanga de Tshombé. En décembre 1962, Elisabethville, capitale du Katanga, sera aux mains des casques bleus. Le 15 janvier 1963, Tshombé se rendra, obtiendra l’amnistie pour lui et ses partisans, et accédera au poste de Premier ministre en janvier 1964. Ainsi, après sa victoire militaire, Mobutu renversera le président Joseph Kasa-Vubu et son Premier ministre le 24 novembre 1965, et prendra le pouvoir, encore une fois avec le soutien de la CIA. Il renommera le pays « Zaïre » et restera au pouvoir, grâce à ses alliés étasuniens, belge, onusiens et la France, pendant 32 ans.
1.1.2. La RDC de Mobutu, de la chute du mur de Berlin à sa mort.
Afin de consolider son pouvoir, en 1970, Mobutu modifiera la constitution et créera un système à parti unique. Son parti le Mouvement populaire de la Révolution fusionnera avec l’État assurant sa main mise sur tous les pouvoirs étatiques. Dans le contexte de la chute du mur de Berlin en novembre 1989, et face aux pressions aussi bien domestiques qu’internationales pour l’instauration d’un régime démocratique, Mobutu consentira à introduire le pluralisme et annoncera la fin du parti unique.
Cette réforme lui fera perdre peu à peu sa main mise sur les pouvoirs étatiques face à une large coalition de partis d’oppositions. Constatant sa perte d’influence, Mobutu fera créer plus de trois-cents partis politiques pour affaiblir l’opposition[9] Claude Kabemba, La République démocratique du Congo : De l’Indépendance à la première Guerre mondiale Africaine, Rapport WRITENET No. 16/2000, Juin 2001, p.5.
Au début de la colonisation au moment du partage des colonies entre colonisateurs à la conférence de Berlin, le découpage a été fait sans considérer les langues et cultures des peuples colonisés. Par ailleurs, tous les empires coloniaux ont instrumentalisé les ethnies afin de mieux « gouverner » les populations, c’était particulièrement vrai pour l’empire Belge.
Cette instrumentalisation avait exacerbé l’importance de l’ethnie dans le système politique, économique et sociale de l’État. Ainsi, environ deux-cents ethnies, dont certaines que l’on retrouve dans la région entière, cohabitent au Congo et ont continuellement été montées les unes contre les autres. Notamment, en octroyant des pouvoirs économiques et politiques aux uns au détriment des autres. Cet aspect de la vie politique post-colonial a été particulièrement instrumentalisée par Mobutu, notamment au moment du génocide rwandais.
Par exemple, Claude Kabemba (2001, p6) rappel que sous Mobutu, les nominations de hauts fonctionnaires publics étaient associées à l’élévation de la position socio-économique de l’ethnie entière des fonctionnaires sélectionnés. Inversement, ceux démis de leurs fonctions voyaient les privilèges octroyés à leurs communautés entières « annulés ». Cette politique a largement contribué à l’existence de tensions intercommunautaires encore présentent aujourd’hui dans le pays[10] Claude Kabemba, La République démocratique du Congo : De l’Indépendance à la première Guerre mondiale Africaine, Rapport WRITENET No. 16/2000, Juin 2001, p.6.
Cependant, Mobutu est allé plus loin en 1994 au moment du génocide rwandais. Quand les Tutsis gagnaient militairement au Rwanda face aux génocidaires Hutus de la milice Interahamwe, près d’un million de civils Hutus rwandais ont fui vers le Zaïre dans la province du Nord-Kivu (Est de la RDC à la zone frontalière avec le Rwanda). Les membres de la milice Hutus Interahamwe, ayant activement participé au génocide se mêleront aux réfugiés.
Mobutu, qui perdait son influence depuis l’instauration du pluralisme, a vu dans la crise rwandaise une opportunité pour reconsolider son pouvoir et l’étendre à la région entière. Il sautera sur l’occasion pour soutenir et armer les Interahamwe présents dans le camp de réfugiés de Tingi Tingi, au vu et au su de l’ONU et d’organisations non-gouvernementales présentes dans le camp. Et ce, avec le soutien de l’État français qui avait joué un rôle prépondérant dans le génocide rwandais[11]Claude Kabemba, La République démocratique du Congo : De l’Indépendance à la première Guerre mondiale Africaine, Rapport WRITENET No. 16/2000, Juin 2001, p.12.
D’autres groupes menaçant la sécurité régionale ont également été armés par Mobutu, notamment en Angola au travers du groupe UNITA et en Ouganda, au travers du groupe armé insurrectionnel ADF/Nalu[12]Claude Kabemba, La République démocratique du Congo : De l’Indépendance à la première Guerre mondiale Africaine, Rapport WRITENET No. 16/2000, Juin 2001, p.12 ; Mathieu Vendrely, « En RDC, … En savoir plus.
La présence de génocidaires Interahamwe et d’autres groupes armés soutenu par Mobutu en zone frontalière avec le Rwanda et l’Ouganda constituait une menace sans précédent pour la sécurité et l’intégrité territoriale des deux États. De plus, leurs intérêts étant convergent, les États angolais, rwandais, ougandais et burundais qui faisaient face à la menace de groupes armés tous soutenus par le Zaïre, ont décidé de mutualiser leurs efforts pour atteindre deux objectifs. Le premier, anéantir la menace posée par les groupes armés soutenus par Mobutu, et le second, renverser Mobutu jugé à juste titre, comme une menace pour la sécurité régionale.
Cette coalition poursuivra ainsi les miliciens Hutus dans la région du Kivu et soutiendra militairement et financièrement le mouvement insurrectionnel congolais, l’Alliance des Forces Démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL). Menée par un certain Laurent-Désiré Kabila, l’AFDL est une coalition armée composée de forces militaires tutsies, de l’armée patriotique rwandaise (APR), et de dissidents Zaïrois exilés.
En 1996, les AFDL, lanceront une offensive à partir du Rwanda et du Burundi, annonçant le début de la « Première Guerre mondiale Africaine ». Les appels de Nelson Mandela à la négociation échoueront et Mobutu sera renversé par les armes en 1997. Il fuira au Maroc où il décédera le 7 septembre 1997. Le dictateur sera remplacé au pouvoir par Laurent-Désiré Kabila qui sera littéralement installé par l’Ouganda et le Rwanda[13]Claude Kabemba, La République démocratique du Congo : De l’Indépendance à la première Guerre mondiale Africaine, Rapport WRITENET No. 16/2000, Juin 2001, p.13.
Certains observateurs suspectent les États-Unis d’être derrière le renversement de Mobutu par l’intermédiaire des États voisins sous couvert d’accords secrets passés avec Kabila sur l’exploitation des ressources minières congolaises. À cette époque, il est probable que les autorités étasuniennes voyaient désormais en Mobutu une menace potentielle à leurs accès aux ressources naturelles du pays, notamment dû à sa politique d’insécurité régionale. Il est également probable, qu’il s’agissait tout simplement d’une manœuvre consistant à miser sur le « cheval gagnant » au moment opportun[14]Claude Kabemba, La République démocratique du Congo : De l’Indépendance à la première Guerre mondiale Africaine, Rapport WRITENET No. 16/2000, Juin 2001, p.13 ; Maxime ARQUILLIERE, Daniel … En savoir plus.
1.1.3. De la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila à son assassinat
Une fois au pouvoir Laurent-Désiré Kabila renommera le Zaïre, la République démocratique du Congo (RDC). En 1997, après sa prise de pouvoir, la RDC autorisera l’armée ougandaise à pénétrer le territoire congolais pour lutter contre les Allied Democratic Forces/Nalu (ADF/NALU), un groupe armé « islamiste » souhaitant renverser le Président ougandais, Yoweri Museveni. Plusieurs exercices conjoints ont été effectués dans ce sens entre les FARDC et l’armée ougandaise (UPDF)[15]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of International … En savoir plus.
Si la population congolaise était au départ enthousiaste, deux ans après sa prise de pouvoir, Kabila prendra graduellement ses distances vis-à-vis de ses partenaires régionaux et imposera très rapidement un régime autoritaire, au grand désarroi de la population.
Constatant l’impopularité de la présence de troupes militaires étrangères, Kabila ordonna aux troupes rwandaises et ougandaises de quitter le territoire. Ce à quoi, les autorités des deux États ont répondu par une offensive contre Kinshasa, débutant la « Seconde Guerre mondiale Africaine »[16] Claude Kabemba, La République démocratique du Congo : De l’Indépendance à la première Guerre mondiale Africaine, Rapport WRITENET No. 16/2000, Juin 2001, p.15 . Le but était ici de renverser Kabila par un chef d’État docile à leurs intérêts.
Le pays est alors divisé en deux, l’Ouest contrôlé par le gouvernement congolais, soutenu par l’Angola, le Zimbabwe et la Namibie, et l’Est contrôlé par les armées rwandaises, ougandaises ainsi que par une multitude de groupes armés dont la plupart avaient été soutenus par Mobutu, dont l’ADF/Nalu et l’Interahamwe.
Cependant, en 2001, Kabila sera brusquement assassiné dans le palais présidentiel. Compte-tenus du contexte, beaucoup ont crié au complot international impliquant l’Ouganda et le Rwanda. Cependant, une enquête parut dans le journal Le Monde, proposait un coupable tout autre, mais pour le moins crédible.
Selon les journalistes, l’assassinat du président aurait été commis par un enfant-soldat membre des FARDC. Son acte était une représaille suite à l’assassinat d’un des co-fondateurs et leader de l’AFDL en 1997, André Kisasé Ngandu. Ce meurtre, qui aurait été commandité par Kabila, lui aurait permis d’accéder à la présidence à la chute de Mobutu. Le complot impliquait plusieurs dizaines d’ex-miliciens AFDL ayant intégré les FARDC[17] « Revealed: how Africa’s dictator died at the hands of his boy soldiers », The Guardian, 11 février 2001 https://www.theguardian.com/world/2001/feb/11/theobserver .
Suite à la mort du président Laurent-Désiré Kabila, son fils adoptif, Joseph, sera désigné par ses pairs pour succéder au pouvoir. Contrairement à son père, il a une politique d’apaisement avec les gouvernements rwandais et ougandais. Il restera au pouvoir de janvier 2001 à janvier 2019 et aura une politique complaisante vis-à-vis des groupes armés présents dans l’Est de l’État. Il sera succédé par Félix Tshisekedi lors d’élections.
Depuis la Seconde Guerre mondiale Africaine, environ 122 milices armées sévissent dans le Nord-Est du pays dans les régions du Nord-Kivu et de l’Ituri, terrorisant les populations et s’adonnant à toutes sortes d’atrocités et exploitant les ressources naturelles de ces régions.
Le groupe armé terroriste Allied Democratic Forces (ADF), qui a depuis juillet 2019 prêté allégeance à l’État Islamique et s’est proclamée la Province de l’État Islamique en Afrique Centrale (Islamic State, Central African Province – ISCAP) en 2020, est de loin le plus meurtrier. Il serait à lui seul responsable de la mort de plusieurs milliers de civils, de plusieurs centaines de disparitions forcées, et de dizaines de milliers de déplacés depuis 2014. La section suivante revient sur les origines du groupe terroriste.
1.2. L’émergence de l’Allied Democratic Forces (ADF) en RDC.
1.2.1. Les origines ougandaises de l’ADF
D’après Titeca Kristof, Fahey Daniel, (2016, pp4-7), en 1986, après cinq ans de guerre civile, le National Resistance Movement ougandais (mouvement de résistance nationale) mené par Yoweri Museveni renversera le Général Tito Okello. À la suite de cette guerre civile, Museveni sera intronisé président de l’Ouganda, poste qu’il occupe toujours aujourd’hui[18]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of International … En savoir plus.
Dès sa prise de pouvoir, la fin des années quatre-vingt était marquée par une discorde entre le gouvernement Museveni et la communauté musulmane. Cette division a d’autant plus été exacerbée par le fait que plusieurs centaines d’Ougandais ayant obtenu des bourses et fait des études supérieures en théologie en Arabie-Saoudite revenaient en Ouganda à cette époque.
À leurs retours, ils donneront un second souffle au mouvement Tabliq (ou Tabligh) dans le pays. Le mouvement Tabliq, est un courant « islamique » sunnite réactionnaire, s’apparentant à une secte, issu de l’Inde et du Pakistan des années 1920. Ce courant atteindra l’Ouganda dans les années 50, mais ne prendra pas d’ampleur avant les années 80. Notamment dû au fait qu’en 1979, après la chute du dirigeant ougandais Idi Amin Dada, l’Arabie Saoudite offrait une aide financière au mouvement Tabliq[19]Mathieu Vendrely, « En RDC, qui est la rébellion ADF qui sévit dans la région de Beni ? » TV5 Monde, 26 novembre 2019, … En savoir plus.
Dans les années quatre-vingt, les Tabliqs prôneront une certaine vision de l’Islam en rupture avec les pratiques musulmanes traditionnelles locales et exigeront la démission du nouveau Président Yoweri Museveni. La montée en puissance de la secte divisera profondément la communauté musulmane ougandaise et plus largement la société.
Cette division et la contestation anti-Museveni grandissante se solderont par une violente confrontation entre les adeptes Tabliqs et le gouvernement, résultant à l’emprisonnement d’environ 400 adeptes en 1991. Accusés de meurtres puis acquittés, la plupart des adeptes Tabliqs seront libérés en 1993, dont un certain Jamil Mukulu[20]Benjamin Roger, « RDC : qui est Jamil Mukulu de l’ADF, le rebelle islamiste du Nord-Kivu ? » Jeune Afrique, 19 décembre 2013, … En savoir plus.
Selon un rapport des services secrets ougandais, après leurs études linguistiques et théologiques en Arabie Saoudite, plusieurs adeptes Tabliqs, dont Jamil Mukulu, feront partie des combattants étrangers formés aux techniques de guérillas en Afghanistan et au Pakistan dans des camps d’entrainements mis en place par la CIA, les services secrets saoudiens et pakistanais dès les années 80. Mis en place dans le cadre de la guerre froide, le but était d’utiliser les Moudjahidines afghans et des combattants étrangers contre l’armée soviétique pendant la guerre d’Afghanistan (1979-1989)[21]Benjamin Roger, « RDC : qui est Jamil Mukulu de l’ADF, le rebelle islamiste du Nord-Kivu ? » Jeune Afrique, 19 décembre 2013, … En savoir plus.
L’État soudanais qui participera au financement et à l’entraînement des Tabliqs, mettra officiellement fin à ses opérations au moment de la signature avec l’Ouganda des accords de paix de Nairobi en 1999[22]United Nations Peacemaker, Agreement between the Governments of Sudan and Uganda (Nairobi Agreement), (Kenya: United Nations Peacemaker, August 12, 1999), paragraphes 2, 3 et 4, … En savoir plus.
Peu après la libération des militants Tabliqs en 1993, ils fonderont le Uganda Muslim Freedom Fighters – UMFF (combattants musulmans ougandais pour la liberté), un groupe armé dont le but était de renverser Museveni. En février 1995, l’armée ougandaise attaquera les positions de l’UMFF, tuant la plupart de ses membres[23]Hannah Pehle, Johanna Speyer, Uganda (ADF) 1996-2002, HSFK Conflict Barometer. Frankfurt am Main: HSFK Hessische Friedens-und Konfliktforschung, 2015, p.2 Note de bas de page 5, … En savoir plus.
Cependant, une dizaine de survivants, dont Jamil Mukulu, fuiront vers le Zaïre avec l’approbation et le soutien de Mobutu. En juin 1995, à Bunia (Nord-Kivu, RDC) ils se réorganiseront et créeront une alliance avec la National Army for the Liberation of Uganda (NALU), un autre groupe armé ougandais d’opposition au pouvoir de Museveni créé en 1986 et exilé au Zaïre.
D’après certains observateurs, les NALU se sont réfugiés au Zaïre, dû à la présence de membres de la communauté ethnique Nande dans la région de Beni. L’UMFF sera renommé quelques années plus tard l’Allied Démocratic Forces (ADF), et Jamil Mukulu en sera son premier leader. L’alliance entre les deux groupes sera connue sous le nom d’ADF/NALU. La première attaque terroriste de l’ADF/NALU date de novembre 1996 au poste-frontière de Mpondwe, en Ouganda. Les leaders NALU finiront par être entièrement intégrés à l’ADF en 2014 et l’organisation perdra son suffixe. [24]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of … En savoir plus.
Dès les débuts, les leaders de l’ADF dont Mukulu ont affirmé que les objectifs de l’organisation étaient de renverser le président Museveli et d’instaurer un État Islamique en Ouganda. Ils ont été particulièrement sous-estimés par la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo (MONUC) dans les années 2000, et tolérés par les autorités congolaises. Selon plusieurs rapports de l’ONU, l’ADF/NALU était considéré comme un groupe nuisible, mais pas comme étant une menace à portée régionale[25]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of International … En savoir plus.
L’attention de l’ONU était plutôt portée sur des mouvements rebelles pouvant influer sur la sécurité nationale rwandaise, à savoir le Mouvement du 23 mars (M23), groupe armé soutenu par le Rwanda, et les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un mouvement composé d’anciens génocidaires Interahamwe Hutus[26]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of … En savoir plus.
L’intensification des attaques ADF contre les populations civiles, les positions des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) dans le territoire de Beni et en Ituri au moins depuis 2014 a révélé la dangerosité du groupe terroriste et les limites des politiques sécuritaires onusiennes et locales. Dès lors, des rapports des services de renseignements ougandais et de la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la Stabilisation en République démocratique du Congo (MONUSCO) suspectent des liens étroits entre l’ADF et Al-Qaeda, Al-Shabaab, Hezbollah, Al-Qaeda au Maghreb islamique, Boko Haram, les Talibans et avec les gouvernements iraniens, soudanais et afghans[27]Benjamin Roger, « RDC : qui est Jamil Mukulu de l’ADF, le rebelle islamiste du Nord-Kivu ? » Jeune Afrique, 19 décembre 2013, … En savoir plus.
Les forces de sécurité implantées localement finiront par graduellement reconnaître le groupe terroriste comme étant une menace à portée régionale. En conséquence, en 2015, Mukulu, le leader de l’ADF, sera arrêté en Tanzanie et extradé en Ouganda[28] BF Bankie, On the Unity of African People », Africology: The Journal of Pan African Studies, vol.10, no.1, March 2017, p18, https://www.jpanafrican.org/docs/vol10no1/10.1-2.3-Bankie.pdf . Il sera remplacé à la tête de l’organisation par Musa Baluku, son bras droit.
1.2.2. La prise de pouvoir de Musa Baluku et l’évolution des objectifs de l’ADF
Né entre 1975 et 1977, Baluku a rejoint l’ADF en 1994 après avoir reçu une éducation coranique à l’institut islamique de Bugembe. Il servira plus tard en tant qu’imam à la mosquée Tabliq de Malakaz à Kampala (Ouganda). Sous le commandement de Mukulu, il occupera plusieurs postes, dont commissaire politique en charge des enseignements politiques et religieux en 2007, et juge où il veillera à l’application de la charia au sein de l’ADF. Au fil des années, il finira par devenir l’un des lieutenants de Muluku avec peu d’expérience du combat[29] Tara Candland et al, « The Islamic State in Congo », The George Washington university, 2021, 35 .
Dès sa prise de pouvoir, en 2015, l’on observe une hausse spectaculaire du nombre d’attaques perpétrées par le groupe terroriste, passant de 35 sur la période 2010-2014, à 218 sur la période 2015-2019. Soit une hausse de 522 % en cinq ans.
Cette intensification des activités meurtrières du groupe contre les populations civiles va dans le sens de l’argument selon lequel il existait un désaccord majeur entre Mukulu et Baluku. En effet, Tara Candland et al (2021, p. 37) suggère que si Mukulu avait pour objectif de renverser le président ougandais et d’établir un État Islamique en Ouganda, Baluku voulait prêter allégeance à l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL/ISIL/Daesh) et établir une province de l’État Islamique (EI) dans la région de Beni (Nord-Kivu). L’arrestation de Mukulu a permis à Baluku d’imposer sa volonté. Et en effet, les données suggèrent un changement d’objectifs et de stratégie radical dès 2014-2015[30] « Un des fondateurs du groupe islamiste ADF arrêté dans l’est de la RDC », Le Monde et AFP, 13 janvier 2022, … En savoir plus.
Figure 1 : Nombre d’attaques perpétrées par l’ADF en RDC par année de 2010 à 2019 (GTD data)
Plus tard, dans une vidéo de propagande postée sur les réseaux sociaux en juillet 2019, Baluku prêtera allégeance à l’EIIL. Un an après, en septembre 2020, dans une autre vidéo, il proclamait la fin de l’ADF et l’établissement d’une Province d’Afrique Centrale de l’État Islamique (ISCAP – Islamic State – Central African Province).
Malgré la revendication de plusieurs attaques de l’ADF par Daech, notamment depuis avril 2019, la littérature a été divisée sur la nature des relations entretenues par les deux organisations. Certains ont argumenté que les données disponibles ne permettaient pas d’affirmer ou d’infirmer des liens hiérarchiques entre les deux organisations. Le rapport final du groupe d’experts sur la RDC de Juin 2021 observait que de telles affirmations de la part des deux organisations leur étaient mutuellement bénéfiques et devaient donc être nuancées du fait du manque de données.
Figure 2 : Nombre d’attaques recensées par trimestre par année en RDC (octobre 2016 – mars 2022).
Selon le rapport, prétendre de l’existence d’une hiérarchie entre l’ADF et l’EIIL, permet à l’EIIL de montrer sa présence à l’internationale après sa défaite militaire en Irak et en Syrie, et à l’ADF de gagner en notoriété à l’internationale[31] Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, S/2021/560, Conseil de Sécurité des Nations Unis, 10 Juin 2021, p.13 paragraphe 31 .
En revanche d’autres travaux ont montré comment l’ISCAP était, en effet, devenue une province de l’État Islamique. Si Tara Candland et al (2021) confirme la difficulté d’évaluer une chaîne de commandement entre l’EIIL sur l’ADF, le rapport conclu qu’il existe des liens du bas vers le haut (ADF -> EIIL) et du haut vers le bas (EIIL -> ADF).
L’argument principal étant l’acceptation des idéologies et stratégies de l’EIIL par l’ADF, et le fait que l’EIIL lui-même, via ses organes de propagandes ait reconnu l’ISCAP comme étant une de ses provinces d’une part, et qu’une multitude d’attaques ADF aient été revendiquées par l’EIIL d’autre part. Ces faits sont des données qu’il convient de ne pas nier et qui suggèrent d’intenses communications entre les deux organisations. En outre, Tara Candland et al (2021) argumente que de plus en plus d’éléments tangibles révèlent également des liens financiers entre les deux organisations.
Des interviews avec un ancien cadre de l’EIIL, Abul Nasser Qardash, ont révélé que la collaboration avec les provinces de l’EIIL dans le monde (hors Irak et Syrie), était limitée à la propagande sur les réseaux sociaux et à l’annonce publique d’allégeance. Ainsi, Tara Candland et al (2021) conclu que ces éléments suffisent à établir un lien entre l’ADF et l’EIIL. Cependant, Tara Candland et al (2021) se basait presque exclusivement sur les vidéos et postes de propagande des deux organisations[32] Tara Candland et al, « The Islamic State in Congo », The George Washington university, 2021, pp.1-53.
Le but de cet article est d’apporter une contribution à ce débat en se basant sur l’analyse des modes opératoires d’octobre 2016 à mars 2022. La prise en compte du modus operandi permet d’observer des similitudes marquantes dans modus operandi, les stratégies, les objectifs des deux organisations, suggérant ainsi une adhésion de l’ADF aux théorisations des étapes de la création d’un l’EI pensées par l’EIIL.
Par ailleurs, plusieurs faits en apparence anecdotiques suggèrent deux points importants. Premièrement, il existe d’intenses échanges financiers, humains et technique entre l’ADF et l’EIIL au moins depuis 2018. Deuxièmement, la politique étrangère saoudienne de création et de soutien de groupes terroristes dits « Islamistes » de la guerre froide à nos jours, est directement impliquée dans la création de l’ADF et indirectement responsable de son rapprochement à Daech.
Ainsi, la seconde partie analyse le mode opératoire de l’ADF, identifie les objectifs et la stratégie de l’ADF. La troisième quant à elle, analyse les liens entre l’EIIL, l’ADF, et la politique étrangère saoudienne de la guerre froide à nos jours. La dernière conclura et proposera des recommandations. Cependant, avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de revenir sur la méthodologie employée tout au long de l’article.
1.3. Méthodologie
1.3.1. Les biais présentés par les sources officielles
Titeca Kristof, Fahey Daniel (2016) ont démontré comment la rhétorique autour des ADF avait fait l’objet d’instrumentalisations à des fins politiques de la part des gouvernements de la RDC et de l’Ouganda[33]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of International … En savoir plus. En outre, la participation active et systémique d’éléments des FARDC et des troupes de l’armée ougandaise dans des exécutions sommaires de civils, et dans le trafic de ressources minières, parfois en collaboration avec l’ADF, fait de ces deux autorités des sources d’information à traiter avec prudence.
Malgré des positions biaisées, au moins jusqu’en 2014, la MONUSCO était entièrement dépendante de ces gouvernements pour la collecte de données et de renseignement sur les ADF. L’on peut également ajouter que la participation active de l’ONU dans la déstabilisation du Congo dans les années soixante, son inaction lors du génocide rwandais couplé à la passivité des casques bleus, présents depuis 23 ans dans l’Est congolais, ont directement contribué à la situation sécuritaire à laquelle la RDC fait face aujourd’hui, et accentuent les scepticismes quant aux activités de l’ONU dans le pays.
Le but n’est pas ici de remettre en cause le travail du groupe d’expert de l’ONU en RDC, mais de souligner, le fait que la structure peu démocratique du conseil de sécurité des Nations unies, permet aux puissances d’instrumentaliser les missions de stabilisation au détriment du développement socio-économique et de la sécurisation des États. Cela fut particulièrement le cas sous la gouvernance de Dag Hammarskjöld au Congo. Tous ces facteurs font de l’ONU un acteur biaisé dans la résolution de la crise congolaise.
=>> À lire : Mali : Quels sont les enjeux stratégiques des sanctions ? Section 3.1.
Néanmoins, ces trois parties prenantes étant les seules sources d’informations officielles sur la situation sécuritaire dans la région, il est difficile de ne pas tenir compte des informations et données émanent d’elles, particulièrement pour tout chercheur n’ayant pas accès à certaines sources primaires issues de la propagande de l’ADF et de l’EIIL. L’analyse ne peut donc pas faire abstraction de ces sources officielles, mais doit impérativement avoir recours aux déclarations de la société civile, des autorités administratives locales et des témoignages de survivants et d’ex-otages.
1.3.2. La constitution d’une base de données basées sur les articles d’actualite.cd
À cet effet, l’intégralité des articles publiés dans la rubrique « sécurité » de l’un des médias digitaux congolais les plus influents, actualite.cd ont été collectés et constitués en une base de données. Créé en 2016, actualite.cd recueil quotidiennement les déclarations des porte-parole des FARDC, de la MONUSCO, de la société civile, des représentants locaux ainsi que les témoignages de survivants après les attaques des divers groupes armés.
L’analyse s’est ensuite concentrée sur les articles mentionnant les ADF réduisant le nombre articles à 1822 datant du 2 octobre 2016 au 24 mars 2022. De là, toutes les attaques commises ou présumés commises par l’ADF ont été recensées. S’en est suivi un décompte du nombre de morts et de blessés par catégorie (militaires, casques bleus, civils, ADF), des lieux de chaque attaque, du mode opératoire employé, et du nombre approximatif d’armes et d’objets saisies des mains de l’ADF.
Cette méthode a permis d’identifier des évolutions dans les modes opératoires, les localités les plus attaquées, les stratégies employées, d’identifier les objectifs de l’ADF, ainsi que plusieurs faits, paraissant anecdotique à prime abord, mais à hautes valeurs analytiques.
Notez qu’une attaque simultanée contre plusieurs localités ayant eu lieu à quelques heures d’intervalle et rapportées dans un seul article est généralement comptabilisée comme étant une seule attaque. Ce mode de calcul explique la différence entre le nombre d’attaques recensées par localité et le nombre total d’attaques comptabilisées. Par exemple, l’attaque des 25-26 mai 2020 des villages Samboko et Tikamaibo, situés dans la chefferie de Walese Vonkutu, (territoire d’Irumu dans la province de l’Ituri), qui avait fait 40 morts, est comptabilisée comme étant une seule attaque même si deux localités ont été visés.
1.3.3. Les limites de la méthodologie
Le décompte du nombre de morts, de blessés, d’attaques en fonction des modes opératoires variera inévitablement d’un média à l’autre, en raison d’erreurs d’attributions dû à l’abondance de groupes armés sur le territoire, de méthodologies divergentes et de témoignages parfois contradictoires. De plus, les nombres totaux de blessés et de personnes disparus sont très peu fiables puisque la plupart des articles employant des termes vagues tels que « plusieurs » ou des « dizaines » n’ont pas été pris en compte.
Deuxièmement, les blessés côté ADF lors d’affrontements contre les forces de sécurité régionale sont également difficile à dénombrer lorsque les terroristes blessés réussissent à s’enfuir, d’où le total extrêmement bas d’ADF blessés sur toute la période (seize).
Par ailleurs, les médias ayant presque systématiquement une orientation politique, il est possible que certains articles ne reflètent pas une réalité objective et s’abstiennent de critiquer les autorités administratives et militaires locales afin de préserver leurs sources, ou au contraire les critiques de manière abusive à des fins partisanes.
Actualite.cd a été choisis pour son recours quasi-systématique aux sources aux intérêts divergents tels que les représentants de la société civile locale, des hôpitaux et des morgues ainsi que les survivants d’un côté et les acteurs gouvernementaux et représentants des forces sécuritaires de l’autre.
Il convient de reconnaître également qu’il est possible que les bilans rendus par les porte-parole tout au long de la période concernant le nombre de soldats et de terroristes tués soient par moments biaisés. Compte tenu de l’échec de la politique sécuritaire dans les régions de l’Ituri et du Nord-Kivu, du mécontentement de la population face à la persistance des tueries, de la participation avérée de certains FARDC à des exactions contre les civils, y compris parfois en complicité avec l’ADF, il est légitime de rester prudent face à toute version officielle non-corroborée par d’autres sources.
Pour illustrer ces propos, il existe plusieurs incohérences dans certaines annonces officielles qui ont été identifiées. Par exemple, le jeudi 7 janvier 2021, le porte-parole du Nord-Kivu annonçait que 50 corps d’ADF avaient été retrouvés à Loselose, ceux-ci auraient été jetés dans une fosse commune après avoir été victimes de bombardements des FARDC.
Cependant le lendemain, une autre annonce de l’État-major général des FARDC rapportait que 50 civils avaient été retrouvés jetés dans une fosse commune. Ceux-ci estiment que dans leurs fuites, les ADF auraient exécuté 50 otages qu’ils ne pouvaient pas emmener. L’État-major affirme ensuite, dans le même communiqué, que 20 ADF ont été neutralisé, (autrement dit, tués), et que 2 ont été capturé lors des opérations de reconquête de la localité de Loselose[34]Jonathan Kombi, « Etat de siège au Nord-Kivu : près de 50 combattants ADF tués et une vingtaine de localités conquises (Armée) », Actualite.cd, Jeudi 1 juillet 2021, … En savoir plus. Dans ce cas précis, les éléments présentés par l’État-major ont été retenus.
Enfin, les actes de viols et de violences sexuelles potentiellement commises par les membres de l’ADF, n’ont pas été rapportés de manière systématique sur toute la période, empêchant également d’effectuer des approximations. Le chapitre suivant analyse le mode opératoire des ADF à partir de la base de données.
2. Le mode opératoire de l’ADF en RDC
2.1. Des attaques caractérisées par des tactiques de guérilla
Sur la période du 2 octobre 2016 au 24 mars 2022, les attaques terroristes perpétrées par l’ADF visaient principalement les localités et alentours champêtres des villes de Beni, Oicha, Mbau, Mamove, Irumu, Eringeti, Kamango, Mayimoya, Halungupa, Kainama, Kasindi, Loselose, Mwenda, Butembo, Boikene, Boga, Bulongo et de Mavivi[35]Toutes ces villes ont essuyé au moins 10 attaques sur toute la période.
Ces villes sont presque toutes situées sur l’axe routier nord-sud de la route national 4 (RN4), est-ouest de la route nationale 27 (RN27), ainsi que sur les axes est-ouest Mbau-Kamango et Beni-Kasindi. La base de données recense 656 attaques et affrontements armés contre les FARDC sur toute la période, et ces localités et leurs alentours représentent environ 86.8 % du nombre total d’attaques par localité.
Figure 3 : Nombre d’attaques de l’ADF par localité congolaise du 2 octobre 2016 au 24 mars 2022
Au cours des attaques, les ADF avaient de manière disproportionnée recours aux armes blanches (machettes, couteaux, bâtons, etc.) et aux armes à feu soviétiques de type Kalachnikov (AK-47) et PKM pour exécuter sommairement les populations, piller des denrées alimentaires, des médicaments et autres matériels médicales, voler du bétail, ainsi que prendre en otage une partie des habitants.
Sur la période étudiée, le recours aux armes à feu a été mentionné dans environ 486 attaques distinctes. Le recours à l’arme blanche à quant à lui été mentionné dans 253 attaques. Au cours de 144 attaques, les ADF ont incendié les habitations, commerces, centres hospitaliers, pharmacies, les positions militaires et des véhicules. Ont également été recensés 86 pillages, 24 vols de bétails, 59 embuscades sur des axes routiers, 10 attaques à la bombe et 2 attaques kamikazes à la ceinture explosive. La disparition forcée de civils à quant à elle été recensée dans 126 attaques[36]Pour éviter toute confusion, il ne s’agit pas de 126 civils pris en otage, mais bien de disparitions forcées de plusieurs civils à 126 reprises .
Figure 4 : Les modes opératoires adoptés par l’ADF au cour de leurs attaques en RDC (1er octobre 2016 au 24 mars 2022)
Notons que 83.3 % des attaques à la bombe et kamikazes, à savoir 10 attaques sur 12, ont eu lieu à partir d’octobre 2020. Six ont été enregistrées en 2021 et 3 en début 2022. Les engins explosifs improvisés (EEI) sont notamment placés dans des champs pour empêcher les agriculteurs de récolter leurs productions et en centres urbains. Les attaques à la bombe font moins de victimes que les attaques à main armées et restent minoritaires même si leurs fréquences augmentent de manière drastique[37]Patrick Maki, « RDC : les combattants ADF kenyans, burundais et tanzaniens ont permis le progrès dans la fabrication des explosifs à Beni », Actualite.cd, Vendredi 18 juin 2021, … En savoir plus.
Plusieurs articles mentionnent également la saisie d’explosifs de type TNT, de détonateurs, de grenades, de bombes de type RPG-7 et d’usines de fabrications d’engins explosifs improvisés (EEI). En tout, 72 articles mentionnent la saisie d’armes, de munitions et d’autres effets militaires.
Figure 5 : Armes et objets saisies des mains de l’ADF (1er octobre 2016 – 24 mars 2022)
Les attaques de l’ADF sont perpétrées à toute heure, les terroristes pénètrent généralement dans les agglomérations et villages en tirant à vue, puis pénètrent le domicile des victimes par la force, capturent une partie des résidents et exécutent l’autre.
Une autre partie des résidents qui n’a pas déjà été exécuté au moment de l’incursion ou dans leurs domiciles sont rassemblés au centre des quartiers, parfois ligotés, puis exécutés sommairement, la plupart du temps à l’arme blanche (machette) et/ou à l’arme à feu. Les ADF exécutent sans discrimination hommes, femmes, enfants, personnes âgées, et même parfois des femmes enceintes et des nourrissons. Une fois les meurtres commis, les biens pillés et le bétail volé, les terroristes incendient plusieurs habitations et infrastructures puis s’enfuient avec leur butin.
Une autre partie des victimes est systématiquement prise en otage et sert à transporter (à pied) les biens pillés jusqu’au campement ADF situé à plusieurs jours de marche du lieu des attaques. Les otages permettent également de dissuader les forces de sécurité de lancer des offensives en se servant d’eux comme « boucliers humains ».
Selon les témoignages de survivants rapportés par actualité.cd, une fois aux campements, les victimes sont soumises à des travaux forcés, notamment des travaux agricoles. Ces personnes seront maintenues en captivité pendant plusieurs jours ou plusieurs mois. D’autres sont parfois forcés à servir de guide dans les zones forestières et à travers la brousse, puis exécutés une fois les objectifs remplis[38]Yassin Kombi, RDC-Beni: une position de l’armée incendiée par les combattants ADF à Oicha, Actualite.cd, Dimanche 28 juin 2020 … En savoir plus.
Les civils les plus fortunés seront sauvés par les attaques et bombardement des forces de sécurité et réussiront à s’enfuir, ou seront relâchés volontairement par leurs kidnappeurs, parfois afin de transmettre des messages aux FARDC, aux casques bleus et plus récemment aux forces ougandaises de l’UPDF. Une autre possibilité est qu’un manque de ressources alimentaires pousse à ponctuellement libérer des otages[39]Yassin Kombi, « RDC : Les ADF s’adressent à l’armée par le biais de 13 nouveaux otages libérés à Beni », Actualite.cd, Vendredi 5 avril 2019, … En savoir plus. Les moins chanceux quant à eux, seront retrouvés sans vie plusieurs jours après leur exécution, parfois dans des fosses communes.
Au début des incursions, certains civils réussissent régulièrement à fuir vers les villages et villes voisines. Ceci, ainsi que les coups de feu retentissant dans les alentours créent des déplacements de populations vers des agglomérations environnantes, les pays voisins, et/ou vers les positions des FARDC et de la MONUSCO.
Si les ADF visent de manière disproportionnée les zones rurales et agglomérations, leurs attaques ne se limitent pas aux zones habitées. Sur la période étudiée, les ADF se sont attaqués de manière régulière à des centres hospitaliers, à des pharmacies et à des paysans cultivant leurs champs ou s’y rendant. Ils organisaient également des embuscades sur les axes routiers, des routes Nationale n°4 (RN4), RN27, et les axes Mbau-Kamango et Beni-Kasindi. Ils se sont aussi attaqués aux positions des FARDC dans au moins 57 cas sur la période étudiée et à au moins deux prisons[40]L’attaque de prisons sera développée dans la section 3.1..
D’autre part, il convient de mentionner que les ADF possèdent des cellules terroristes en Ouganda qui se sont rendues coupables d’attaques à la bombe et d’attaques kamikazes à Kampala (Ouganda). Une arrestation et une enquête avait permis d’établir que les ADF s’y ravitaillaient en matériels explosifs[41]Rapport du groupe d’experts sur la République démocratique du Congo (RDC), Conseil de Sécurité des Nations unies, Juin 2021, p.9 ; Kossivi Tiassou, L’horreur à Kampala, la rébellion … En savoir plus.
En outre, au moins trois articles rapportent les témoignages de survivants expliquant comment les ADF étaient vêtus de tenues militaires lors de plusieurs attaques. Ces tenues leur ont permis de se rapprocher facilement des victimes sans éveiller de soupçons avant d’employer les modes opératoires les caractérisant[42]Yassin Kombi, RDC : Des militaires pointés du doigt dans les dernières tueries des civils à Eringeti ( Beni ), Actualite.cd, Mercredi 31 juillet 2019, … En savoir plus.
2.1.1. Le recours aux tenues militaires des forces armées de la RDC
Ces faits suscitent deux questions. Il est connu de la littérature que des éléments des FARDC se sont adonnés à des exécutions sommaires ainsi qu’à d’autres exactions et faits de corruption. Ainsi, ces membres présumés de l’ADF étaient-ils des militaires ? Sinon, comment ont-ils eu accès à ces uniformes ?
Deux éléments permettent de l’expliquer. Premièrement, des éléments des forces de sécurité collaborent avec les ADF afin de leur fournir ces tenues militaires et probablement des armes à feu et des munitions contre une rémunération, ou à titre gratuit dû à un endoctrinement préalable. Par exemple, l’arrestation de 8 collaborateurs dont 4 militaires et un policier à Beni le samedi 7 mars 2020 qui avait permis la saisie de trois armes du type AK-47, 110 munitions, plusieurs effets militaires ainsi qu’une bonne quantité du chanvre, va dans le sens de cette hypothèse[43] Yassin Kombi, « RDC : 8 personnes interpellées dans un bouclage à Beni », Actualite.cd, Samedi 7 mars 2020, https://actualite.cd/2020/03/07/rdc-8-personnes-interpellees-dans-un-bouclage-beni .
Un autre exemple notable est celui de l’arrestation du 11 juillet 2021 à Beni, dans la commune de Ruwenzori, de 72 collaborateurs dont 24 femmes et 14 militaires[44]Yassin Kombi, « État de siège à Beni: au moins 70 personnes interpellées lors d’un bouclage dont une dizaine de militaires », Actualite.cd, 11 juillet 2021, … En savoir plus. Ce coup de filet avait permis la saisie de 8 armes à feu de type AK-47, 300 munitions et plusieurs effets militaires.
Le haut niveau de corruption au sein de l’administration et des forces de sécurité fait que cette hypothèse est d’autant plus probable. Plusieurs sources, dont le politologue congolais et professeur des universités au Nord-Kivu, Nice Mughanda, ont par ailleurs dénoncé le fait que les FARDC avaient été infiltrés par l’ADF :
« […] On ne peut décréter l’état de siège avec une armée infiltrée, une armée indisciplinée, une armée avec des officiers qui détournent les rations et les soldes des militaires au front » [45]En critiquant l’état de siège, une mesure prise par le président Félix Tshisekedi au Nord-Kivu et en Ituri en mai 2021, voir « Etat de siège en RDC: en trois mois, « rien n’a … En savoir plus.
Il convient de rappeler que suite à l’assassinat du Colonel Mamadou Mustafa Ndala la Cour Opérationnelle du Nord-Kivu avait reconnu des éléments FARDC, dont le lieutenant-colonel Birocho Nzanzu, coupables de « trahison » et de « complicité avec un mouvement terroriste », en l’occurrence l’ADF[46]« 2 janvier 2014-2 janvier 2022: Colonel Mamadou Mustafa Ndala, 8 ans déjà », Actualite.cd, Dimanche 2 janvier 2022, … En savoir plus.
En outre, au moment du décret de l’état de siège par le chef de l’État pour lutter contre les groupes armés sévissant au Nord-Kivu et en Ituri, plusieurs millions de dollars (USD) ont été ajoutés au budget de la défense et mis à la disposition des FARDC dans ces provinces. Dès août 2021, une vingtaine d’officiers ont été mis en examen car suspectés d’avoir détourné une partie de ces fonds[47]« Etat de siège en RDC: en trois mois, « rien n’a changé » », Actualite.cd et AFP, Vendredi 6 août 2021, … En savoir plus.
Un second point qui doit également être considéré est le fait que si les ADF se ravitaillent lors des attaques, il est possible que le même modus operandi soit employé lors d’attaques contre les positions des FARDC. Le pillage de positions militaires permettrait d’obtenir des uniformes, des armes et des munitions.
Cette tactique aurait trois conséquences significatives. Premièrement, l’indignation des populations civiles et de l’opinion internationale suite à des attaques mises en scène avec des ADF vêtus de tenues militaires, ainsi créant une crise de confiance de la part des populations civiles vis-à-vis des forces de sécurité. Cette crise de confiance est d’autant plus renforcée lors de la répression de manifestations contre l’insécurité dans la région, causant parfois plusieurs morts et blessés côté civils[48]Yassin Kombi, « RDC : Situation confuse à Oicha, encore deux personnes tuées par balle lors de la répression d’une manifestation contre l’insécurité », Actualite.cd, Lundi 19 août … En savoir plus.
Deuxièmement, cela permettrait également de répandre un doute et une psychose permanente au sein des forces de sécurité congolaises qui sont potentiellement infiltrés. Troisièmement, les FARDC étant déjà en manque criant de moyens dû au détournement du budget alloué, la perte d’équipements militaires serait difficile à combler. Toutes ces observations semblent valables pour toutes les forces de sécurité impliquées au Nord-Kivu et en Ituri.
Pour illustrer cet argument, le 10 janvier 2022, les forces armées ougandaises (UPDF) et les FARDC avertissaient que des hommes armés, probablement de l’ADF, planifiaient de commettre des attaques vêtues d’uniformes UPDF, selon eux, afin de semer le doute au sein des populations civiles et de rendre impopulaire la présence des troupes ougandaises en territoire congolais.
Si cette narration est plausible compte tenu du mode opératoire énoncé plus haut, il convient de garder à l’esprit que des éléments des FARDC et des UPDF ont tous été accusés d’exactions à l’encontre de civils, dont des exécutions sommaires et des viols. Par conséquent, une telle présentation des faits permet de dédouaner ces forces de sécurité de toute responsabilité. Il convient donc d’être prudent face à de possibles instrumentalisations des deux côtés et d’analyser le mode opératoire employé dans le cas d’accusations. Cependant, dans le cas d’attaques mises en scène, la réputation des forces de sécurité en sera irrémédiablement entachée.
Ainsi, il n’est pas exclu que dans les faits, les ADF aient recours à une combinaison de ces deux méthodes pour acquérir des uniformes militaires, à savoir le recours à des « infiltrés » au sein des forces de sécurité, et au pillage lors d’attaques contre des positions militaires.
Enfin, la conséquence de ces modes opératoires est qu’entre le 2 octobre 2016 et le 24 mars 2022, les ADF ont tués environ 2733 civils, 229 militaires et policiers congolais et 26 casques bleus. Soixante-cinq pour-cent (65 %) de ces morts ont été tués au cours des seuls années 2020 et 2021.
Figure 6 : Nombre de morts en RDC par trimestre et par catégorie (1er octobre 2016 – 24 février 2022)
Sur la période 2010-2022, l’on constate une hausse significative du nombre de personnes tuées par les ADF à partir de 2020. Si la base de données Global Terrorism Data (GTD) permet de recenser 1315 personnes tuées par l’ADF (civils et forces de sécurité comprises) de 2010 à 2019, la seule année de 2021 recense 1100 civils tuées par le groupe terroriste. Ainsi, une hausse fulgurante du nombre de victimes est observable depuis l’allégeance à l’État Islamique faite en juillet 2019[49] Aussi voir la figure n°1 recensant le nombre d’attaque par année de 2010 à 2019.
2.2. Un réseau de complices et une organisation du « travail » structurée
Le mode opératoire des ADF repose essentiellement sur l’appui d’un réseau de collaborateurs au sein des populations locales et d’infiltrés au sein de l’administration et des appareils de défense et de la population. Ces complices, dont les motivations sont soit idéologiques soit financières, permettent à l’ADF d’obtenir des renseignements, d’effectuer des transactions financières et des opérations logistiques, et donc, de faciliter leurs activités. De 2016 à 2022, plusieurs dizaines de civils ont été arrêtés et/ou jugés coupable de collaborer avec les ADF. En revanche, les raisons les aillant menées à collaborer reste obscures[50]« RDC: trois présumés collaborateurs des ADF arrêtés à Kasindi, des transactions financières via téléphones documentées par l’Armée », Actualite.cd, Mardi 6 juillet 2021, … En savoir plus.
2.2.1. Un réseau se reposant sur une base ethnique ?
Titeca Kristof et Fahey Daniel (2016, p7) ont suggéré que le groupe ougandais NALU, créé en 1986, qui fusionnera avec l’ADF, s’était basé dans les zones alentours de Beni et de Lubero (situé à une centaine de kilomètres au sud de Beni) afin d’échapper aux autorités ougandaises en raison de l’appui apporté par Mobutu et dû à des liens communautaires forts. En effet, les membres de NALU étaient issus de l’ethnie Nande, éminemment présente dans la région de Beni et qui entretient des liens linguistiques, économiques et politiques avec la communauté Nande ougandaise.
Ainsi, Titeca Kristof, Fahey Daniel (2016, p7) suggèrent qu’un réseau d’entraide et de renseignements a été établi de cette époque à nos jours autour de la communauté Nande pour appuyer le groupe terroriste ougandais. Cette analyse est particulièrement dangereuse en ce qu’elle suggère l’incrimination de la communauté Nande entière et pourrait contribuer à aggraver des tensions intercommunautaires déjà existantes. De plus, aucune donnée disponible ne peut venir affirmer ou infirmer le fait que les membres de la communauté Nande ne soient pas eux même victimes de l’ADF[51]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of International … En savoir plus.
Une lecture associant l’endoctrinement idéologique, la prédominance de la corruption notamment au sein des forces de sécurité ainsi que l’alignement d’intérêts ponctuels avec d’autres groupes armés pourrait mieux se rapprocher de la réalité. Le fait que plusieurs militaires, policiers et civils suspectés de collaborer avec l’ADF aient été arrêté au cours de la période étudiée, notamment en possession d’effets militaires, de chanvre, d’armes et de munitions, vient appuyer cette hypothèse[52]Yassin Kombi, « Nord-Kivu : 21 personnes dont 4 militaires interpellées dans un bouclage à Beni », Actualite.cd, Dimanche 3 mai 2020 … En savoir plus.
D’autre-part, selon le porte-parole des FARDC en Ituri, le lieutenant Jules Ngongo, l’attaque de la nuit du dimanche au lundi 30-31 mai 2021 des villages de Boga et de Tchabi qui avait causé 57 morts et 47 blessés a été perpétrée conjointement par les ADF et les Banyabwishas, un groupe armé Hutu[53] Freddy Upar, « RDC-Boga : le nombre des victimes s’alourdit à 57 morts, dont une vingtaine de déplacés tués dans un site », Actualite.cd, Lundi 31 mai 2021, … En savoir plus.
Le 5 juillet 2018, deux attaques coordonnées contre les positions du régiment 2102 des FARDC et un campement basé à Kanyihunga avaient fait 3 morts Maï-Maï, 5 ADF et plusieurs blessés côté FARDC, suggérant une attaque conjointe. Une autre attaque avait également surpris les FARDC puisque les Maï-Maï avaient attaqué depuis des positions censées abriter des ADF[54]Yassin Kombi « RDC-Beni : L’armée signale la présence des miliciens venus de Lubero et qui attaquent à partir des zones ADF », Actualite.cd, Lundi 22 octobre 2018, … En savoir plus. Vendredi 21 février 2020, le ministre de la Défense est allé jusqu’à suggérer que les Maï-Maï agissaient comme un groupe supplétif des ADF[55]« RDC-Beni: le ministre de la défense rapporte que des Maï-Maï/Yira agissent maintenant en supplétifs des ADF », Actualite.cd, Vendredi 21 février 2020, … En savoir plus.
Les militaires ont également affirmé que le FDLR, le FPIC et d’autres groupes armés terrorisant la région dont Al-Shabaab, étaient les alliés de l’ADF, tous ces groupes sont associés à des ethnies différentes. Enfin, l’ADF recrute au sein de toutes les communautés et est donc composé de multiples ethnicités. Ces faits viennent donc contredire l’hypothèse présentée par Titeca Kristof, Fahey Daniel (2016, p7)[56]Trésor Kibangula, « RDC – Julien Paluku : « Les islamistes Shebab combattent aux côtés du M23 et de l’ADF-Nalu », Jeuneafrique, 16 juillet 2013, … En savoir plus. Ainsi, il est probable qu’un réseau de renseignement et de communications ait été établi entre les ADF, ces groupes armés, et des individus à tous les échelons de la société, du début des années 90 à nos jours et indépendamment de l’appartenance ethnique.
2.2.2. ADF, une organisation terroriste caractérisée par une division du « travail » structurée
En outre, samedi 31 août 2019 à Beni, le Général Sylvain Ekenge, porte-parole adjoint des FARDC a affirmé avoir les preuves que plusieurs mosquées participent dans l’endoctrinement et dans le recrutement d’éléments congolais pour l’ADF. En revanche, aucune preuve matérielle n’a été apporté et cette affirmation n’a pas été corroborée par d’autres sources[57]Yassin Kombi, « RDC : Certaines mosquées de Beni participent à la radicalisation des combattants ADF, accuse l’armée », Actualite.cd, Lundi 2 septembre 2019, … En savoir plus.
En revanche, l’existence de mosquées participant à l’endoctrinant de la population locale serait concordante avec diverses annonces des forces de sécurité et avec les conclusions de la littérature suggérant une forte organisation du « travail » au sein de l’organisation d’une part, ainsi la collaboration d’individus à tous les échelons de la société d’autre part. L’on sait par exemple que des camps ADF sont structurés telles des villes avec des mosquées, des écoles, des dispensaires, des camps d’entraînement, des centres médicaux, des forces de police, des prisons, et même des conseils matrimoniaux[58]Titeca Kristof, Fahey Daniel, « The many faces of a rebel group : the Allied Democratic Forces (ADF) in the Democratic Republic of Congo », International affairs / Royal Institute of International … En savoir plus.
Il y a également des ADF spécialisés dans le recrutement et la formation, dans le commerce, dans la logistique et les transferts financiers, dans la manufacture d’engins explosifs improvisés (EEI) et d’autres dans le renseignement. Par exemple, Benjamin Kisokeranio – chef du renseignement de l’ADF jusqu’en 2019 et un des fondateurs a été arrêté le 13 janvier 2022 dans la région d’Uvira (Sud-Kivu), hors des zones de conflit localisés au Nord-Kivu et en Ituri [59]« RDC: ce qu’il faut savoir de Benjamin Kisokeranio, un cadre du mouvement ADF, arrêté à Uvira », Actualite.cd et AFP, Jeudi 13 janvier 2022, … En savoir plus.
L’arrestation en mars 2020 de Zaiko et de son épouse, présentés comme les responsables du recrutement ADF est un autre exemple notable de l’organisation du « travail » au sein de l’ADF[60]Yassin Kombi, « RDC : L’armée annonce l’arrestation de deux leaders ADF chargés de recrutement des combattants dans les grands lacs », Actualite.cd, Vendredi 13 mars 2020, … En savoir plus. Un autre exemple est l’arrestation de présumés poseurs de bombes et la découverte d’un réseau à Beni[61]Yassin Kombi, « Beni : l’armée présente des présumés poseurs des bombes artisanales », Actualite.cd, 15 juillet 2021, … En savoir plus. Ainsi, toutes ces arrestations suggèrent fortement une division du travail au sein de l’ADF, il n’est donc pas impossible que des mosquées fassent parties du système de recrutement élaboré par les terroristes. Il convient d’attirer l’attention du lecteur sur ce point précis puisqu’il sera développé dans le troisième chapitre.
2.3. Communications, connectivité et accès à l’électricité
Lundi 18 novembre 2019, les FARDC ont annoncé avoir conquis un bastion ADF. Cette conquête a permis la saisie de deux panneaux solaires, suggérant premièrement l’accès à l’électricité, et deuxièmement la présence d’éléments très qualifiés dans leurs rangs capables de gérer leur installation et leur maintenance. La présence de ces panneaux solaires pose également la question de l’accessibilité à cette technologie [62]Yassin Kombi, « RDC : dans un des bastions conquis par l’armée, les combattants ADF avaient une mosquée et une école coranique », Actualite.cd, Lundi 18 novembre 2019, … En savoir plus.
La réponse est potentiellement dans au moins un article d’actualite.cd donnant des indications sur les moyens de communication utilisés par les ADF. En effet, quatre articles mentionnent la saisie par les forces de sécurité d’outils de communication, il s’agit notamment de plusieurs téléphones portables de marque Motorola et d’au moins un dispositif MIMO saisis le 30 mai 2019 [63]Yassin Kombi, « RDC : Une vingtaine de présumés rebelles ADF tués dans les combats contre l’armée à Beni », Actualite.cd, Jeudi 30 mai 2019 … En savoir plus.
« MIMO » est l’acronyme anglais de « Multiple-Input Multiple-Output » (plusieurs entrées, plusieurs sorties). Il s’agit d’une technologie, généralement un boîtier, dédié à améliorer la performance d’une connexion wifi. Il permet l’échange (envoi et réception) de données multiples, améliore la connectivité et réduit les marges d’erreur liées à des obstacles tels que des canyons, des montagnes, une forêt etc…
Cette saisie est particulièrement intéressante en ce qu’elle suggère que l’ADF a accès aux moyens de communication modernes depuis ses campements. Cet accès à Internet permettrait à l’ADF de communiquer avec des infiltrés et des collaborateurs sur tout le territoire à échelle régionale et internationale (voir chapitre 3) ; de recruter de nouveaux combattants et de faire des achats d’armes et d’objets notamment sur le deep web ; d’effectuer des activités de propagande ; et enfin, d’avoir accès à des services bancaires.
Il est donc possible qu’un accès à Internet ait permis l’achat de panneaux solaires, cette hypothèse impliquerait le recours à au moins une entreprise logistique, ainsi qu’au recours à une adresse postale. Cependant, n’ayant pas plus d’indications sur le type de panneau solaire saisie, l’analyse ne peut pas prétendre aller plus loin sur l’accès à l’électricité de l’ADF.
2.4. Comment localiser les campements et analyser le mode opératoire permet de déconstruire la stratégie militaire et les objectifs de l’ADF en RDC ?
2.4.1. Où sont les campements ADF ?
Quelques articles sont particulièrement intéressants quant à l’organisation logistique de l’ADF dans la région. En septembre 2018, le Maire de Beni, Nyonyi Bwanakawa, et le gouverneur du Nord-Kivu, Julien Paluku, avaient déclaré que l’ADF avait érigé une base opérationnelle dans les environs de Beni. Des affirmations extrêmement vague compte tenu de l’étendue du territoire de Beni[64]Yassin Kombi, « RDC-Beni : Suspension de la grève générale après 5 jours de deuil et de tensions », Actualite.cd, Vendredi 28 septembre 2018, … En savoir plus.
Plus d’un an plus tard, mercredi 4 décembre 2019, le porte-parole des FARDC, le général Léon Richard Kasonga, a déclaré à la presse de Beni qu’au moins trois bunkers souterrains appartenant à l’ADF avaient été repéré et saisis par les FARDC au niveau de Lahé, dans le Mayangose, à quelques kilomètres au nord-est de la ville de Beni[65]Yassin Kombi, « RDC: Une usine de fabrication des bombes artisanales abandonnée par les ADF à Lahe », Actualite.cd, Mercredi 4 décembre 2019, … En savoir plus.
Dans son communiqué, le général Kasonga affirme que deux étaient utilisés comme campement et comme geôle pour les otages avec notamment une zone de pendaison. Une autre servait d’usine de fabrication de bombes artisanales. Toutes avaient une capacité de deux-cents à trois-cents personnes. Selon le porte-parole, les incursions à l’encontre des territoires de Beni, Butembo et Lubero étaient jusque-là planifiées et lancées de ces bunkers.
S’il a été établi par la littérature, notamment grâce aux témoignages d’ex-otages, que les campements sont régulièrement déplacés, la littérature n’a pas apporté d’éclairages sur les facteurs influençant les choix de positionnement des camps, sur le mode opératoire à partir des bases lors d’incursions ou sur la stratégie de l’ADF derrière ces positionnements. L’analyse des articles d’actualite.cd permet d’apporter certains éclairages et d’observer des évolutions au moins de mai 2020 à mars 2022.
Par exemple, du jeudi 21 mai 2020 au mercredi 27 mai 2020, l’on recense 7 attaques distinctes qui ont causé 77 morts (dont deux militaires), deux blessés (un civil et un militaire) ainsi que la disparition d’au moins 45 personnes à Loselose (une localité située à 15 kilomètres au nord de la ville de Mutwanga, elle-même située à 46,7 km au sud-ouest de la ville de Beni).
Parmi ces attaques, quatre ont eu lieu dans des villages du Nord-Kivu, et trois en Ituri. La plus longue distance séparant ces attaques est celle entre les villes de Loselose et d’Irumu (situé dans la province de l’Ituri, au Nord du Nord-Kivu), soit environ 180 km, correspondant à un trajet de 4 heures et 41 min en voiture. Ces attaques pourraient suggérer qu’un déplacement nord-sud via les RN27 puis RN4 ait été effectué par les ADF cette semaine-là.
Néanmoins, les trois premières attaques de jeudi 21, vendredi 22 et dimanche 24 ont eues lieu respectivement à Mayimoya (situé entre les villes d’Oicha et d’Eringeti dans le territoire de Beni), au village Ndalya (dans le territoire d’Irumu sur la RN27), et à Loselose. Les distances séparant Mayimoya – Irumu (102 kilomètres, 2 heures 44 minutes de trajet en voiture), et Irumu – Loselose (182 kilomètres, 4 heures 41 minutes de trajet) étant conséquentes, il peut être déduit qu’au moins deux groupes ADF ont été impliqués dans cette série d’attaques.
En effet, de longs trajets sur l’axe routier nord-sud de la RN4 comportent trop de risques, puisque beaucoup de chance de croiser les forces de sécurité et de devoir avorter les opérations. De longs trajets semblent également incompatibles avec des tactiques de guérilla nécessitant des attaques rapides.
De plus, d’après le mode opératoire de l’ADF, les 45 personnes prises en otage le dimanche 24 mai 2020 à Loselose auraient dû effectuer le trajet à pied jusqu’au campement tout en transportant les biens pillés.
Si l’on adopte une logique purement pragmatique, il faut considérer qu’il existait au moment des faits au moins deux campements ADF opérants de manière semi-indépendante. Un camp en Ituri et un autre aux alentours de Loselose, en territoire de Beni. D’après plusieurs témoignages d’ex-otages rescapés, plusieurs jours de marche dans la brousse sont parfois nécessaires pour atteindre les campements ADF. Ainsi, une distance parcourable à pied en plusieurs jours sépare un campement ADF de la ville de Loselose, où 45 personnes ont été kidnappées cette semaine-là.
En conséquence, d’après la topographie de la région, il est probable qu’au moins un campement ou groupe de campement était situé à quelques kilomètres dans les alentours de la ville de Loselose, à savoir en zone forestière, montagneuse et frontalière avec l’Ouganda, dans le Parc National du Virunga et/ou au niveau du Mont Stanley. Plusieurs affrontements et des témoignages confirment au moins l’existence d’un camp dans le Parc Virunga[66]Patrick Maki, Beni : “Les ravisseurs étaient habillés en tenue militaire et parlaient lingala et swahili” (témoignage), Actualite.cd, Lundi 15 janvier 2018, … En savoir plus. Au moins un second campement ou groupe de campement étaient situés dans la réserve du Mont Hoyo en Ituri.
Figure 7 : Nombres d’attaques de l’ADF mentionnées par localité congolaise (2 octobre 2016 – 24 mars 2022)
Cependant, ces conclusions ne sont plus à jour compte tenu des déplacements effectués suite au début des opérations conjointes entre les UPDF et les FARDC contre l’ADF dans le territoire de Beni le 30 novembre 2021. Selon des sources officielles, les troupes ADF se seraient déplacés en janvier 2022 du territoire de Beni vers le territoire d’Irumu et seraient aux alentours des « villages Masesele, Mongali du côté du Nord-Kivu et en Ituri entre la rivière Samboko et Mutweyi ». [67]Freddy Upar, RDC: les ADF ont tué 13 civils à Irumu, ils ont établi de nouveaux QG entre l’Ituri et le Nord-Kivu après la fuite des reds de la coalition FARDC-UPDF, Actualite.cd, Mercredi 26 … En savoir plus. Cette affirmation est-elle vérifiable au vu des données empiriques ?
Il convient d’utiliser le même raisonnement pour analyser une seconde période plus récente. Entre mercredi 9 et samedi 20 mars 2022, cinq attaques ADF et une des UPDF contre les positions ADF ont été recensées. Elles permettent d’affiner les positions des campements ADF comparées à la période analysée plus haut et de confirmer l’objectif de contrôle des axes routiers.
La première attaque du mercredi 9 mars 2022 a eu lieu au village Kitari, au sud-est de Butembo, plus précisément au sud-ouest de la ville de Kyondo traversée par la RN2. Ici, les ADF y ont tué six civils à la machette et ont incendié plusieurs maisons. La seconde attaque de vendredi 11 mars a eu lieu à environ 140 kilomètres au nord de Kyondo, soit à environ 4 heures de route, plus précisément au village Mambumembume. Localisée à 12 km nord-est de la ville de Mamove (Nord-Kivu), celle-ci recense 27 personnes tuées par balle ou à l’arme blanche, des biens pillés et plusieurs personnes kidnappées.
La troisième attaque est survenue trois jours plus tard, le lundi 14 mars 2022, à 91 kilomètres au nord de Mamove. Plus précisément, l’attaque a eu lieu aux villages de Carrière, Apakolu, Apamayaya, Kimautudans, Apende et à Ndimo. Ces localités sont situées sur la RN4 à quelques kilomètres au sud de la ville d’Ofai dans la province d’Ituri. C’est l’une des attaques les plus meurtrières de toute la période étudiée puisqu’elle totalise 52 morts. Le même mode opératoire caractérisant l’ADF y est observé, à savoir des exécutions par balles et à l’arme blanche, le pillage, des incendies criminels et la disparition forcée de dizaines d’habitants.
Compte tenu de la présence d’otages et de biens pillés dans les deux dernières attaques, il est exclu de penser que le trajet de 91 kilomètres séparant les deux attaques ait pu être effectué à pied avec des otages épuisés et transportant des biens pillés en trois jours. Il convient plutôt de privilégier la thèse d’un éclatement des forces des ADF sur tout le territoire.
Allant avec cette observation, mercredi 16 mars 2022, les forces armées ougandaises de l’UPDF ont annoncés à la presse locale qu’Abou Aden, un commandant ADF en Ituri, de nationalité somalienne, ainsi que six de ses hommes avaient été tués lors d’affrontements. Aucun bilan n’a été annoncé côté forces de sécurité, l’on ne connaît pas non plus la date exacte de la mort d’Abou Aden. En revanche, ces faits sont survenus à Malulu, un village situé à 21 kilomètres à l’ouest de la ville de Butembo, plus précisément à 7 kilomètres au nord-ouest de Boga. Une distance de plus de 160 kilomètres sépare Butembo des villages attaqués en Ituri deux jours plus tôt.
Le même jour de l’annonce, mercredi 16 mars, les ADF ont attaqué la ville de Kamango et le village voisin de Kayenze, à l’ouest de la ville de Nobili située en chefferie des Watalinga à la frontière ougandaise (sur l’axe Mbau-Kamango-Ouganda). Les ADF y ont tué six civils, dont un nourrisson, à la machette et par balles. Repoussés par les FARDC, un soldat et trois terroristes seront tués dans les affrontements.
Enfin, dimanche 20 mars 2022, les ADF ont attaqué les villages de Mayi Baridi, Kumbukumbu et Kiravo à l’ouest de la localité d’Eringeti, dans le territoire de Beni (Nord-Kivu). Sept civils y ont été exécutés suivant le même mode opératoire observé plus haut. Toutes ces attaques permettent de comprendre plusieurs choses.
Premièrement, les opérations conjointes entre les UPDF et les FARDC ayant commencés depuis le 30 novembre 2021 et présentés par les autorités comme étant des succès, n’ont pas permis dans les faits de rétablir la sécurité dans la région. En effet, en 11 jours, l’on recense 109 morts, dont 98 civils et 1 militaire, tous tués par l’ADF, et 10 ADF tués, et ce, malgré la présence abondante de forces armées dans la région. Les réponses purement militaires après plusieurs renouvellements de l’état de siège et plusieurs décennies de présence onusienne montrent donc leurs limites.
Deuxièmement, la présence de l’ADF semble s’être maintenu dans les mêmes zones qu’observer précédemment avec un campement supplémentaire. Les deux articles de mercredi 16 mars 2022 suggèrent l’existence d’au moins deux campements ADF. Ils seraient situés respectivement dans le Parc Virunga, plus précisément entre Butembo et la route Beni-Kasindi et au nord du Mont Stanley, à quelques kilomètres de Kamango (dans la chefferie du Watalinga).
Par ailleurs, les localités attaquées étant toutes relativement proches des axes routiers, comme évoqués plus haut, il semblerait que les ADF ciblent les principaux axes routiers et leurs alentours afin de faire fuir les populations et faciliter les opérations logistiques de l’organisation.
De plus, les données suggèrent que le groupement ADF du Mont Hoya en Ituri n’a pas été déplacé et ses activités se sont au contraire intensifiées[68]5 bastions ADF ont été détruits dans une forêt en Ituri le 8 juillet 2021, voir « Etat de siège en RDC: l’armée annonce avoir détruit 5 camps des ADF en Ituri », Actualite.cd et AFP, … En savoir plus. Un quatrième campement pourrait être établi aux alentours de Mamove, à l’Ouest d’Oicha compte tenu de la forte concentration d’attaque dans le secteur et de la distance séparant ces alentours des autres localités attaquées. Il y aurait donc environ quatre camps ADF régulièrement en mouvement, mais cantonné à ces localités, formant une zone losangulaire lorsque les lieux attaqués sont reliés[69] Voir carte de Kivu Security, https://kivusecurity.org/map# .
Ces positions pourraient conférer des avantages stratégiques notables aux ADF puisqu’elles sont toutes vastes, montagneuses et/ou forestières, autrement dit, particulièrement difficiles d’accès et encore plus à contrôler pour les forces de sécurité. En effet, la densité végétale permettrait d’échapper aux images satellites, et à condition de bien maîtriser le terrain, de faciliter les tactiques de guérilla et d’échapper aux forces de sécurité lors de poursuites. D’où un recours régulier à des otages comme guides[70] Les vidéos de propagande montrent également régulièrement un décor forestier et les témoignages d’ex-otages suggèrent également le placement de campements en forêts. Une position surélevée pourrait aussi permettre aux terroristes de voir les forces de sécurité approcher et donc de déplacer les campements en cas de besoin.
De plus, ces positions sont toutes à proximité des principaux axes routiers, à savoir, les zones les plus frappées par les attaques de l’ADF de 2016 à 2022. Deux positions frontalières avec l’Ouganda, où l’ADF se ravitaille en bombes artisanales, et blanchies ses revenues, sont également situées aux alentours des deux principaux axes routiers menant à l’Ouganda. Par ailleurs, en avril 2020, un terroriste ADF avait été arrêté aux abords de Kasindi alors qu’il tentait de se rendre en Ouganda pour se ravitailler en armements [71]« RDC: un combattant ADF de nationalité ougandaise arrêté à Kasindi », Actualite.cd, Jeudi 30 avril 2020, … En savoir plus. Ces faits suggèrent donc très clairement que l’ADF cherche à contrôler ces axes routiers pour faciliter les activités logistiques du groupe terroriste[72]Voir Kivu Security tracker, Map, (security incidents by armed actors), https://kivusecurity.org/map# ; Voir aussi Mohamed Daghar, Richard Chelin, Mohamed Haji, « Expansion of the Allied Democratic … En savoir plus.
2.4.2. Les campements sont-ils répartis sur le territoire en fonction de leurs missions ?
Une cellule de recrutement et d’entraînement serai-t-elle localisée dans le Parc Virunga aux abords de Butembo ? C’est dans les alentours que trois Tanzaniens ont été trompés et recrutés de force par les ADF via une fausse offre d’emploi puis arrêtés par les FARDC, et que le grand campement de Karuhamba, situé au sud-est de la ville dans la vallée de Mwalika, a été démantelé[73]Concernant le recrutement par offre d’emploi mensongère, voir section 2.5; Voir aussi Yassin Kombi, « RDC-Beni: l’armée affirme avoir capturé trois tanzaniens recrutés au sein de ADF », … En savoir plus.
Ce campement était sous l’autorité de Zaiko et de son épouse, tous deux considérés comme les responsables du recrutement au sein de l’ADF. Par ailleurs, l’on observe que sur les 11 jours étudiés plus haut, que seul 6 civils sur 91 ont été tués par l’ADF dans les alentours de Butembo[74]Yassin Kombi, « RDC : L’armée annonce l’arrestation de deux leaders ADF chargés de recrutement des combattants dans les grands lacs », Actualite.cd, Vendredi 13 mars 2020, … En savoir plus. En conséquence, ces données soulèvent une question fondamentale, les camps ADF sont-ils répartis en fonction de leurs activités ?
Considérant le fait que l’ADF se ravitaille en bombes artisanales et blanchies ses revenus en Ouganda, il y a nécessairement des allers-retours effectués entre la RDC et l’Ouganda, présupposant l’établissement d’au moins une position frontalière. En tenant compte des cartes, il peut être argumenté qu’un à deux campements logistique et financier pourraient être localisé à la frontière avec l’Ouganda, aux alentours de Kamango et de Nobili dans la chefferie de Watalinga, et dans le Parc Virunga proche de l’axe Beni-Kasindi[75] Rapport du groupe d’experts sur la République démocratique du Congo (RDC), Conseil de Sécurité des Nations unies, Juin 2021, p.9 .
Le but étant de sécuriser l’accès à l’Ouganda ainsi que l’accès aux territoires de Beni et d’Oicha et non de maximiser le nombre de morts, le nombre de victimes constaté devrais être relativement bas comparé au reste du territoire occupé par l’ADF. Ainsi, sur les 11 jours évoqués plus haut, l’on recense six civils et un militaire tué dans les alentours de Kamango et 6 civils et 7 ADF tués près de Butembo. Sur la période allant du 2 octobre 2016 au 24 mars 2022, le nombre d’attaques cumulées dans les villes de Nobili et de Kamango s’élevant à 32, et celles recensées dans les villes de Butembo et de Kasindi à 49, ces deux secteurs cumulent environ 12 % d’attaques perpétrées par l’ADF.
En suivant cette logique, il existerait donc, un à deux fronts « combattants » localisés aux alentours du Mont Hoya (Ituri) et dans les alentours d’Oicha et de Mamove (Nord-Kivu). Ceux-ci sont responsables de la mort de 79 civils en moins de 72 heures, soit 87 % du nombre total de morts durant ces 11 jours. Et en effet, en tenant compte de toute la période d’octobre 2016 à mars 2022, les attaques contre la ville Beni et ses alentours ont représentés la majorité avec 148 attaques. Lorsque l’on additionne le nombre d’attaques commises contre les villes d’Oicha, Mamove, Eringeti, Mbau et Mayi-Moya, le total s’élève à 237. En additionnant le nombre d’attaques subits par les villes et alentours de Beni et d’Oicha, l’on obtient donc un total de 385, représentant 66.4 % des attaques enregistrées d’octobre 2016 à mars 2022. Cette donnée suggère donc une forte concentration des activités ADF dans les alentours de ces villes, et donc potentiellement l’établissement de camps dans les zones forestières environnantes.
Par ailleurs, cette analyse expliquerait pourquoi certaines attaques font un nombre relativement « faible » de mort quand d’autres font une hécatombe et des dizaines de portés disparus. Les divergences étant explicable en raison d’une divergence de fonctions et d’objectifs à atteindre.
Cette structure organisationnelle pourrait également permettre de clairsemer et de désorganiser les forces gouvernementales, notamment en opérant une attaque en Ituri, puis le jour même, ou le lendemain, une autre à une centaine de km de là, poussant les forces de sécurité à combattre sur plusieurs fronts. Les pratiques de corruption dilapidant le budget, la possible présence d’infiltrés et le recours aux tenues militaires minant déjà les efforts militaires, un challenge logistique supplémentaire viendra s’ajouter aux difficultés pour asséner un coup fatal aux FARDC. Le mode opératoire et les stratégies présumés de l’ADF permettent de déduire les objectifs secondaires et principaux de l’ADF, des objectifs analysés dans la section suivante.
2.5. Quels objectifs les ADF espèrent atteindre en RDC compte tenu de leur mode opératoire ?
Dans au moins un article, les journalistes d’actualité.cd font mention de têtes humaines empalées sur des bâtons à Mwenda[76] Yassin Kombi, « BENI : découverte de deux corps à Mwenda », Actualite.cd, Vendredi 25 décembre 2020 https://actualite.cd/2020/12/25/beni-decouverte-de-deux-corps-mwenda . Si le sens de cet acte varie à travers les âges et les cultures, historiquement, ce type de pratique correspond généralement à une sentence criminelle, une mise en garde et à un marquage de territoire destiné aux étrangers/ennemis, ou encore représente un « trophée » en temps de guerre.
Dans ce cas précis, cet acte peut être interprété comme un avertissement, une menace de mort destinée aux « ennemis » afin de les inciter à rebrousser chemin. S’il s’agit d’un acte isolé sur toute la période étudiée, il reste néanmoins symbolique et reflète parfaitement l’objectif de l’ADF révélé par les modes opératoires employés.
Le modus operandi de l’ADF suggère l’existence d’au moins trois objectifs intermédiaires qui permettront l’avènement de l’objectif principal, à savoir la création d’un État Islamique.
2.5.1. Le premier objectif intermédiaire
Premièrement, l’absence de revendications lors de chaque attaque et lors de prises d’otages, l’extrême violence avec laquelle les civils sont ciblés, et le recours systématique aux incendies criminels détruisant habitations, commerces et centres hospitaliers, suggère que le but est de terroriser afin de pousser à l’exode.
Les déplacements de population fuyant les zones d’insécurité vont dans le sens de cette observation. Le premier trimestre 2021, 91 % des personnes déplacées à l’intérieur de la RDC fuyaient les attaques de groupes armés. La majorité de ces personnes étaient issues des villes et des villages d’Oicha, de Mutwanga, de Masisi, de Pinga, de Kamango et d’Ituri, les zones d’activités principales de l’ADF[77]« DRC — Nord Kivu: Dashboard des zones de destination des déplacements (avril 2021) », The Displacement Tracking Matrix (DTM), 2021, p.2, … En savoir plus.
La région s’étendant de la frontière avec l’Ouganda à la pointe sud du Lac Tanganyika à la frontière RDC-Zambie étant extrêmement riche en ressources naturelles, les ADF cherchent à exploiter les sites miniers se trouvant sur les territoires désertés pour financer leurs activités. En effet, il a été démontré comment l’ADF bénéficie de la taxation illicite de mines et d’exploitations de bois et blanchi ses revenues via des entreprises de pays frontaliers.
Par exemple, en octobre 2021, une enquête menée par les autorités ougandaises a révélé comment 1.8 milliard de shillings ougandais (environ 458 000 €) issus du racket d’exploitations minières congolaises avaient été blanchis par des entreprises pétrolières et immobilières ougandaises pour l’ADF[78]Mohamed Daghar, Richard Chelin, Mohamed Haji, « Expansion of the Allied Democratic Forces should worry East Africa », Institute for Sécurity Studies (ISS), 03 Mars 2022, … En savoir plus.
2.5.2. Le second objectif intermédiaire
Un second objectif dévoilé par le mode opératoire est clairement de ravitailler les troupes en vivres, en médicament, en bétail, en armement et en munitions ainsi que de recruter de nouveaux combattants. Il est possible de dresser cette conclusion puisque dans presque tous les articles mentionnant des attaques, il est fait mention de pillages, de vol de bétail et de prise d’otages. Des otages qui seront forcés à transporter les biens pillés puis soumis à des travaux forcés[79] Voir la section 2.1. intitulée « des attaques caractérisées par des tactiques de guérilla ».
Le bétail est utilisé à des fins de consommation pour les troupes et/ou revendu sur les marchés pour dégager des revenus supplémentaires. Le fait établi que les camps ADF sont régulièrement en mouvement suggère que la deuxième option est la plus probable puisque le bétail ralentirait les déplacements de campements et consommerait trop de ressources.
De plus, jeudi 15 février 2018, le Colonel Marcel Kaheraya a affirmé qu’il existait des ADF combattants et des ADF commerçants[80] Renvoi à l’organisation du « travail » du groupe terroriste. Selon lui, des agriculteurs sont kidnappés afin de cultiver les champs, l’ADF dégage des revenus grâce à la vente des produits récoltés sur les marchés de Beni (chanvre, manioc, riz, maïs, etc.). Cette affirmation est corroborée par plusieurs dizaines de témoignages de survivants rapportés dans plusieurs articles[81]Jonathan Kombi, « Beni – Sukola1 : la base de Mwalika (QG des ADF) reconquise par les FARDC », Actualite.cd, Jeudi 15 février 2018 … En savoir plus.
Cette observation expliquerait pourquoi les agriculteurs sont particulièrement visés, notamment dans leurs champs, et pourquoi des engins explosifs improvisés (EEI) sont régulièrement découverts dans les champs de la région. Ces tactiques serviraient à dissuader l’accès aux champs pour permettre aux ADF d’effectuer les récoltes à l’insu des propriétaires et ainsi de créer un monopole sur les marchés locaux.
Il n’est pas exclu que les travaux forcés imposés aux otages ne se limitent pas aux travaux agricoles. Parmi les articles d’actualite.cd faisant référence à la disparition forcée de civils, vingt-et-un incluaient des enfants. Ce fait a son importance puisque plusieurs articles rapportent la présence d’enfants-soldats dans les rangs des ADF sur toute la période. Il est donc probable que lors de prises d’otages, certains captifs, dont des enfants, soient « reconditionnés » et/ou enrôlés de forces et contraint à participer aux activités terroristes sous la menace.
Par ailleurs, il a été établi qu’une multitude de nationalités compose l’ADF, dont des ougandais, des rwandais, des burundais, des kenyans, des tanzaniens, des sud-africains, des congolais, des mozambicains et potentiellement d’autres nationalités non-africaines[82]Yassin Kombi, RDC : « Les FARDC annoncent avoir arrêté 521 combattants ADF, 37 d’entre-eux ont été présentés ce lundi », Actualite.cd, Lundi 23 décembre 2019, … En savoir plus.
Les témoignages de rescapés en 2018 rapportent comment les assaillants parlaient le lingala et le Swahili. Le Swahili est une langue parlée en Tanzanie, au Kenya, en Ouganda, au Rwanda, au Burundi, en RDC, au Sud-Soudan, en Somalie, au Mozambique, au Malawi, en Zambie, aux Comores, au Moyen-Orient, à Oman et au Yémen. Le lingala, quant à lui, est principalement parlé en RDC et au Congo Brazzaville. D’autres témoignages rapportent la présence de « blancs probablement arabes » au sein de l’organisation[83]Yassin Kombi, « RDC-BENI : l’armée reprend le contrôle de Loselose après quelques jours d’occupation rebelle », Actualite.cd, Samedi 2 janvier 2021, … En savoir plus.
La présence de combattants étrangers suggère dans le pire des cas l’existence d’un réseau international de recrutement, et dans le scénario le moins alarmiste, mais restant inquiétant, des méthodes de recrutements limité au continent africain, probablement mobilisés via Internet[84]Christine Tshibuyi, « Etat islamique en RDC : « Est-ce que c’est de l’opportunisme ? » , la MONUSCO reste prudente mais prend au sérieux la menace », Actualite.cd, Lundi 22 avril … En savoir plus. L’arrestation en mars 2020 de Zaiko et de son épouse, présentés comme les responsables du recrutement couplé à celle de trois tanzaniens est la preuve que le recrutement régional est structuré[85]Yassin Kombi, « RDC : L’armée annonce l’arrestation de deux leaders ADF chargés de recrutement des combattants dans les grands lacs », Actualite.cd, Vendredi 13 mars 2020, … En savoir plus.
En effet, ces trois citoyens tanzaniens, arrêtés aux alentours de Butembo, auraient été recrutés grâce à une offre d’emploi mensongère publiée par un habitant de la ville. D’après leurs témoignages, ils pensaient se rendre en RDC pour travailler dans une mine et ont été recrutés de force par l’ADF à leur arrivée[86]Yassin Kombi, « RDC-Beni: l’armée affirme avoir capturé trois tanzaniens recrutés au sein de ADF », Actualite.cd, Lundi 7 février 2022, … En savoir plus.
S’apparentant à des méthodes du trafic d’êtres humains notamment sur le continent américain, il est fort probable que les éléments chargés du recrutement utilisent le même mode opératoire pour recruter dans toute la région, expliquant en partie la présence de plusieurs nationalités de pays frontaliers[87]Debraj Mitra, « Woman trafficked with job offer rescued », Telegraph India, 9 september 2020 … En savoir plus. La propagande relayée par l’EIIL et l’ADF permettant d’attirer des combattants volontaires déjà endoctrinés qui gonflerons les rangs.
Cette observation va dans le sens d’une des conclusions apportées par le dernier rapport du groupe d’expert de l’ONU en RDC qui a affirmé que certains ADF font partie du groupe terroriste sous la contrainte, et ceux essayant de fuir sont systématiquement abattus[88] Rapport du groupe d’experts sur la République démocratique du Congo (RDC), Conseil de Sécurité des Nations unies, Juin 2021, p.65 . Ainsi, il peut être argumenté que les ADF sont composés d’un « noyau dur », contraignant les autres membres issus du « noyau mou » à se soumettre aux ordres et à leur idéologie par des méthodes coercitives et psychologiques qui échappent à cette analyse.
2.5.3. Le troisième objectif intermédiaire
Le dernier objectif de l’ADF semble être de détruire les forces de sécurité locales de l’intérieur. Cette stratégie est possible en créant un environnement de psychose et de désordre absolue au sein des forces de sécurité régionales. En effet, celles-ci sont susceptibles d’être attaqués à tout moment, sont potentiellement infiltrées par l’ADF, sont gangrénés par la corruption, et sont en manque de moyens (rations, armement, modes de transports, salaires peu valorisants et souvent impayés sur plusieurs mois).
Cette situation de chaos organisationnel permet à l’ADF d’en profiter et de continuer ses activités en toute impunité dans la région. Le recours aux tenues militaires et le fait que les positions FARDC soient régulièrement attaquées vont dans le sens de cette observation. En effet, d’octobre 2016 à mars 2022, l’on recense 57 attaques de l’ADF contre des positions FARDC, soit environ 0.86 attaque par mois sur toute la période.
En résumé, les modes opératoires de l’ADF sont employés dans le but de faire fuir la population et de créer une zone contrôlée, de grossir les rangs de l’organisation, de se ravitailler en vivres, en médicaments et en biens commercialisables, et enfin de détruire l’appareil sécuritaire congolais. Atteindre ces trois objectifs intermédiaires est la condition sine qua non qui permettra à l’ADF de créer un État islamique dans la région.
Faire la lumière sur les modes opératoires et les objectifs de l’ADF permet de constater un fait marquant. Ceux-ci sont tous extrêmement similaires à ceux employés par l’État Islamique en Irak et au Levant – EIIL/Daech et suggère une adhésion aux théories de l’établissement d’un État Islamique pensées par l’EIIL.
2.5.4. Comment les modes opératoires, les stratégies et les objectifs de l’ADF, ont été théorisées par Daech ?
Cole Bunzel (2021) rappel qu’au travers de sa newsletter hebdomadaire al Naba, l’EIIL a distingué deux étapes de la création de l’État. La première étape de guérilla harb al isabat, permettra l’avènement de l’étape de consolidation dite tamkin et donc la création d’un État.
L’objectif de la phase de guérilla est d’infliger un maximum de dommages à « l’ennemi », de détruire ses capacités militaires et de le faire reculer afin de pouvoir consacrer les ressources à la création de l’État Islamique et de créer des zones périphériques de combat et un centre économique et politique. C’est précisément dans cette phase que se trouvent l’ADF et l’EIIL.
Suite à sa défaite militaire face aux forces armées syriennes et irakien, l’EIIL est revenu à l’étape de guérilla après une courte tentative d’établissement d’un État. Les opérations armées sont caractérisées par des attaques rapides à l’arme légère et de petit calibre (ALPC), à des embuscades, des attaques à la bombe sur des axes routiers, des attaques kamikazes, des exécutions sommaires, des kidnappings et des actes de sabotage. Si l’ADF a un recours moindre aux explosifs, cette théorisation de la guerre et de l’établissement d’un État Islamique correspond à l’identique aux tactiques employées par les ADF en RDC[89] Cole Bunzel, « Explainer: The Islamic State in 2021 », The Wilson Center, 10 décembre 2021, https://www.wilsoncenter.org/article/explainer-islamic-state-2021 .
Pour aller plus loin, Tara Candland et al (2021, p. 7) ont montré aux moyens de sources primaires, comment l’EIIL a défini les critères devant être rempli pour qu’un groupe armé soit reconnu comme étant une province de l’État Islamique. Premièrement, le groupe en question doit publiquement prêter allégeance (bayat) au Khalif, qui se réserve le droit d’accepter ou non. Deuxièmement, le leader du groupe armé en question doit être approuvé, ou directement choisi par les autorités de l’EIIL, celui-ci obtiendra le titre de Gouverneur (Wali) de la province.
Enfin, le groupe doit accepter et appliquer les principes religieux et « judiciaires » fondamentaux (aqeeda) ainsi que les méthodologies (manhaj) de l’EIIL dans les aspects idéologiques, militaires, de gouvernance et de propagande[90] Tara Candland et al, « The Islamic State in Congo », The George Washington university, 2021, p7.
Le manhaj a été décrit comme un processus a plusieurs étapes, composé d’une phase migratoire (hijrah), d’organisation (jama’ah), de déstabilisation des « mécréants » (taghut), de consolidation (tamkin) et d’une dernière phase d’établissement de l’État ou de la province. Embrasser tous ces critères est donc nécessaire pour qu’un groupe armé soit reconnu par l’EIIL. L’ADF coche toutes les cases et en conséquence, a été reconnu par l’EIIL comme la province d’Afrique Centrale de l’EI (ISCAP)[91] Tara Candland et al, 2021, p.8.
En revanche, certains observateurs considèrent ces faits comme étant le pur opportunisme des deux organisations[92]cf figure 5 ; Christine Tshibuyi, « Etat islamique en RDC : « Est-ce que c’est de l’opportunisme ? » , la MONUSCO reste prudente mais prend au sérieux la menace », Actualite.cd, … En savoir plus. Cet argument est justifié par le fait qu’aucune donnée suggérant de manière probante un lien hiérarchique entre les deux organisations n’a pu être observé, il convient donc d’apporter plus d’éléments robustes. L’analyse empirique des modes opératoires et de plusieurs arrestations permet de le faire, et rajoute un acteur étatique dans l’équation.
3. Quels liens existe-t-il entre les ADF, l’EIIL et l’Arabie Saoudite ?
3.1. Comment les attaques de prisons et plusieurs arrestations suggèrent des liens étroits entre l’ADF et Daech ?
3.1.1. L’attaque de prisons, une méthode de recrutement calquée sur l’EIIL ?
Sur la période étudiée, si le recrutement local au moyen de rapts, de fausses offres d’emploi et d’une campagne de propagande sont des méthodes de recrutement constatées, elles ne semblent pas être les seules. L’attaque de la Prison centrale de Kangbayi à Beni du mardi 20 octobre 2020 qui avait été revendiquée par l’EIIL est très révélatrice. Cette attaque avait permis l’évasion d’environ 1316 prisonniers, dont 77 membres et une centaine de collaborateurs ADF, des ex-militaires FARDC et d’autres détenus purgeant leurs peines ou en attente de procès.
Les données suggèrent que cette évasion a permis aux ADF de récupérer ses membres incarcérés et de recruter massivement, sur base de volontariat et/ou sous la contrainte. Cette hypothèse est confortée par la corrélation temporelle de cet événement avec l’augmentation accrue du nombre de victimes causées par les ADF à partir du quatrième trimestre de 2020.
En effet, l’on passe d’environ 200 victimes civiles sur le dernier trimestre de 2020 à 356 au premier trimestre de 2021, soit une augmentation de 78 %. Le nombre de victimes civils annuel a également connu une forte hausse en passant de 768 victimes en 2020 à 1100 en 2021, représentant une hausse de 43,2 % survenus immédiatement après l’évasion [93] cf figure 5 .
Si cette attaque paraît sans précédent à prime abord, il s’agit en réalité d’une récidive. En juin 2017, le groupe armé avait attaqué la même prison et fait s’évader entre 935 et 966 détenus, causant au passage la mort de 11 personnes dont 8 éléments des forces de l’ordre et trois détenus[94]« Evasion spéculaire à la prison de Beni: deux morts parmi les prisonniers et plusieurs centaines de détenus dont des ADF » se sont volatilisés dans la nature » », Actualite.cd, Mardi 20 … En savoir plus.
Cette évasion avait aussi occasionné une hausse fulgurante des attaques commises par l’ADF, passant de 36 civils tués recensés sur toute l’année 2017, à 218 en 2018, selon les données récoltées dans la base de données. Cette variation représente une hausse de 505,5 %, suggérant le recrutement massif de combattants. Si le nombre de civils tués varie entre la base de données et la Global Terrorism Database (GTD), dû à des divergences d’attribution et au fait que les forces de sécurité soient inclues dans le calcul, la hausse observée reste significative. D’après le GTD, l’on passe de 88 personnes tuées en 2017 (civils et forces de sécurité comprises) à 204 en 2018, à savoir une hausse de 131,8 %.
Ces opérations ne sont pas des cas isolés et la revendication de l’EIIL n’est pas non plus anecdotique. En effet, il semblerait que l’attaque de prisons soit une méthode employée à plusieurs reprises par les groupes terroristes « islamistes » en Afrique et au Moyen-Orient. L’évasion de la prison de Gao (Mali) du lundi 16 juin 2014 est un exemple. Orchestré par Ansar Dine, qui intégrera en 2017 une coalition de groupes terroristes affiliés à Al-Qaeda, connu sous le nom de Groupement de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM/JNIM), avait permis à plusieurs détenus de s’évader[95]Demba Konté, « Évasion spectaculaire et meurtrière Mohamed Ali Ag Wassoudène : Le plan a été soigneusement préparé », Nouvel Horizon et AFP, 19 juin 2014, … En savoir plus.
Plus récemment, jeudi 20 janvier 2022, Daech a attaqué la prison d’Hassaké (Nord-est de la Syrie). Cette attaque a fait un total de 373 morts, dont 268 jihadistes, 98 membres des forces kurdes et sept civils. Elle a également permis l’évasion de dizaines de membres de l’EIIL[96]« En Syrie, nouveau bilan de 373 morts dans l’attaque du groupe EI contre une prison », France 24 et AFP, 30 janvier … En savoir plus.
Toutes ces attaques font écho à l’évasion d’Abou Ghraib de juillet 2013 qui avait permis la libération de 500 prisonniers dont des terroristes affiliés à Al-Qaeda et avait été orchestré par le premier Khalife de l’État Islamique, Abou Bakr al-Baghdadi. Il s’agit d’une des premières attaques d’une telle envergure à l’encontre d’une prison effectuée par un groupe terroriste « islamiste »[97]Olivier Hanne, L’État islamique : structures et fonctionnement d’une organisation terroriste, Moyen-Orient, 2015, 69 ; « Irak: 500 détenus s’évadent des prisons d’Abou Ghraib et … En savoir plus.
Par conséquent, ces données suggèrent au moins trois possibilités. Premièrement, il est plausible que les ADF observent et imitent les tactiques employées par d’autres groupes terroristes. Cette observation irait dans le sens des témoignages recueillis par le groupe d’expert de l’ONU sur la RDC suggérant que les leaders ADF motivaient leurs troupes en leur montrant des vidéos de propagande de l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS), d’un groupe affiliés à l’EI au Mozambique et de l’EIIL[98] Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, S/2021/560, Conseil de Sécurité des Nations Unis, 10 Juin 2021, paragraphe 30, p.12.
Deuxièmement, un scénario alarmiste, mais pas moins plausible, voudrait que l’EIIL, qui a revendiqué l’évasion du 20 octobre 2020, et qui considère officiellement les ADF comme faisant partie de l’organisation et servant de représentants de sa province d’Afrique Centrale (ISCAP), a participé à l’attaque en procurant une quelconque assistance stratégique, matérielle et technique ou en renseignement. C’est d’autant plus probable que Daech a accru le nombre de revendications des attaques perpétrées par les ADF en RDC. Le groupe d’experts de l’ONU en a comptabilisé 29 en 2019 et 46 en 2020, un nombre important était également constaté de décembre 2020 à février 2021[99]Rapport à mi-parcours du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, S/2020/1283, Conseil de Sécurité des Nations Unis, paragraphe 17, p.8 ; Rapport final du Groupe d’experts … En savoir plus.
Une troisième possibilité voudrait que le premier leader de l’ADF, Jamil Mukulu et les premiers adeptes Tabliqs, qui avaient été formés aux techniques de guérillas dans des camps d’entraînements mis en place par la CIA et les services secrets saoudiens, soudanais et pakistanais, y aient acquis les mêmes tactiques que celles employés de nos jours par les groupes terroristes dominants, dont Al-Qaeda et l’EIIL.
Dans cette éventualité, ces concordances observées ne seraient pas le résultat d’une imitation ni d’un soutien de la part d’un autre groupe terroriste, mais d’un entraînement fait en interne se basant sur les compétences acquises par les membres-fondateurs de l’ADF[100]Benjamin Roger, « RDC : qui est Jamil Mukulu de l’ADF, le rebelle islamiste du Nord-Kivu ? » Jeune Afrique, 19 décembre 2013, … En savoir plus.
Néanmoins, il est constaté qu’aucune trace écrite ne fait état du recours à ce mode opératoire sous le commandement de Jamil Mukulu. Ce n’est qu’en 2017, soit deux ans après son arrestation, et sous le commandement de son successeur, Musa Baluku, que ce type d’attaques ont lieu. Rappelons que Baluku n’a pas suivi ce type d’entraînement militaire, et ne justifiait pas non plus d’expérience militaire notable préalable à sa prise de pouvoir[101] Tara Candland et al, « The Islamic State in Congo », The George Washington university, 2021, p.35.
Ainsi, un mélange des deux premières options semble être plus probable dans les faits. Pour étayer ce choix, il convient de rappeler que plusieurs arrestations et témoignages vont dans le sens d’une incorporation des ADF à la structure internationale de l’EIIL au pire, et d’une coopération étroite entre les deux organisations terroristes au mieux, notamment avec l’envoi d’instructeurs et de combattants en RDC et dans la région.
3.1.2. Des arrestations suggérant des liens étroits entre l’ADF et l’EIIL dès 2018
Par exemple, le 28 janvier 2022, les FARDC ont annoncé l’arrestation de Salim Mohammad Rachid. Il est kényan, d’origine omanaise, et a été expulsé de Turquie pour être membre actif de Daech. Il a notamment collaboré avec Al-Shabaab (un groupe terroriste basé en Somalie qui a prêté allégeance à l’EIIL en 2015), combattu en Syrie auprès de l’EIIL, et combattu auprès de l’État Islamique Mozambique. Il a été inculpé à plusieurs reprises au Kenya avant de « disparaître » mystérieusement. Il a entre autres été aperçu donnant l’ordre d’exécuter un soldat FARDC dans une vidéo de propagande de l’ADF[102]« Est de la RDC : arrestation d’un « jihadiste » recherché au Kenya (armée) », Actualite.cd et AFP, Lundi 31 janvier 2022, … En savoir plus.
L’arrestation de l’égyptien Abdel Fatal El Sayed le 17 novembre 2021 vient conforter l’existence d’échanges humains entre l’EIIL et l’ADF. Membre connu d’Al-Qaeda et proche de ses émirs, il a été le chef d’une cellule terroriste à Milan. Appréhendé et condamné à 8 ans ferme en Italie, il est recherché par les autorités italiennes et européennes au moins depuis 2002. Il est connu de la littérature qu’une part importante des membres actifs de l’EIIL est composée d’anciens combattants d’Al-Qaeda, dont le premier leader de Daech, Abu Bakr al-Baghdadi. Il est donc possible qu’El Sayed ait suivi al-Baghdadi vers l’EIIL dès 2012[103]« Est de la RDC: arrestation d’un « jihadiste » recherché au Kenya (armée) », Actualite.cd et AFP, Lundi 31 janvier 2022, … En savoir plus.
L’arrestation de Waleed Ahmed Zein en juillet 2018, un citoyen Kényan connu pour être en charge des transactions financières de l’EIIL est un des éléments les plus probants permettant de considérer l’ADF comme étant une branche de l’EIIL dans les faits. D’après les autorités ougandaises et Kényanes, Zein aurait viré environ $150.000 dollars américains d’argent liés à l’EIIL vers l’Ouganda à destination de l’ADF[104]« Inside the ADF Rebellion : A glimpse into the life and operations of a secretive jihadi armed group », Congo Research Group, New York university, 2018, p.14 … En savoir plus. Ce fait suggère par ailleurs une collaboration entre l’ADF et l’EIIL antérieur à 2019.
De plus, les témoignages concordant de plusieurs ex-otages pointent du doigt les visites de plusieurs « caucasiens ». Par exemple, en mai 2021, une ex-otage des ADF avait témoigné avoir vu plusieurs hommes « caucasiens » manipuler des drones dans une forêt près de Beni. Un témoignage concordant avec plusieurs articles mentionnant la présence de plusieurs « blancs » dans les campements ADF.
Un article en particulier, datant du samedi 2 janvier 2021, rapporte que 14 ADF, dont deux « blancs probablement arabes » ont été tués dans des affrontements avec les FARDC à Loselose, territoire de Beni[105]Yassin Kombi, « RDC-BENI : l’armée reprend le contrôle de Loselose après quelques jours d’occupation rebelle », Actualite.cd, Samedi 2 janvier 2021, … En savoir plus. Tous ces éléments suggèrent très clairement l’existence d’un réseau d’étrangers liés à l’EIIL intervenant auprès de l’ADF en RDC.
Pour aller plus loin dans cette réflexion, mercredi 22 septembre 2021, un article d’actualite.cd rapporte une déclaration de Patrick Muyaya, porte-parole du gouvernement congolais, qui annonçait l’arrestation la veille, d’un individu jordanien sur l’axe routier Beni-Kasindi par les forces de sécurité.
Cet homme dénommé Hytham S.A. Alfar, alias Abou Omar, aurait eu la charge de former les ADF au pilotage de drones. Cependant, ce suspect avait sur lui un titre de séjour de la République du Kosovo que les journalistes de l’AFP ont pu consulter, et qui vient contredire la version officielle. Selon les journalistes, le titre de séjour mentionne son âge, 40 ans, et sa nationalité saoudienne[106]« RDC : un formateur étranger des rebelles ADF arrêté à Beni (officiel) », Actualite.cd et AFP, Mercredi 22 septembre 2021, … En savoir plus. Cette arrestation en particulier est intéressante en plusieurs points qu’il convient de développer en ce qu’elle établit des liens entre les ADF, la politique étrangère de l’Arabie Saoudite et l’EIIL.
3.2. Comment l’Arabie Saoudite a répandu le terrorisme « islamiste » en exportant le « Wahhabisme » dans le monde ? Quelles en sont les conséquences en RDC ?
3.2.1. Le cas du Kosovo
La présence d’un titre de séjour Kosovar et de la nationalité saoudienne du formateur est un point particulièrement intéressant et informatif puisque d’après des journalistes, des chercheurs, et une fuite de documents confidentiels publiés par Wikileaks, l’Arabie Saoudite aurait favorisé l’endoctrinement et l’envoi de combattants étrangers en Syrie et en Irak. Une politique particulièrement documentée au Kosovo[107]Carlotta Gall, « How Europe was turned into fertile ground for ISIS », the New York Times, 21 mai 2016, … En savoir plus.
Selon la journaliste du New York Times, Carlotta Gall (2016), cette politique saoudienne s’est d’abord manifestée par le financement de bourses d’études en théologie de centaines de jeunes Kosovars qui ont effectué leurs Masters notamment à Médina, en Arabie Saoudite. À leurs retours, une division violente s’est opérée entre les chefs religieux musulmans, chrétiens orthodoxes et athées locaux d’un côté, et les jeunes diplômés revenant de leurs voyages d’études théologiques de l’autre.
Au fil des années, ces imams ont graduellement remplacé les leaders religieux locaux et pris le contrôle d’une part importante de la communauté islamique kosovar, notamment grâce aux financements saoudiens, ainsi, créant des tensions religieuses et idéologiques dans le pays.
Au fil des années, l’Arabie Saoudite, au travers de fondations ou de représentations consulaires a financé la construction d’écoles coraniques et de mosquées dans le pays Balkanique. D’après Terence Ward (2018), ces projets de financement sont généralement conditionnés à ce qu’un imam saoudien ou éduqué en Arabie Saoudite dirige ces établissements religieux[108] Terence Ward, The Wahhabi Code : How the Saudis Spread Extremism Globally, Arcade publishing : NewYork, 2018, 1-192 .
Ces bourses d’études, ainsi que l’utilisation de représentations consulaires, de fondations et d’ONG, d’écoles coraniques et de moquées, ont permis à l’Arabie Saoudite d’infester les Balkans de son idéologie dominante, le « Wahhabisme ». Il s’agit d’une interprétation réactionnaire et falsifiée de l’islam, liée à la création de l’État saoudien et de la prise de pouvoir de la dynastie al Saoud, encore aujourd’hui au pouvoir. Elle est notamment ouvertement embrassée par les groupes armés terroristes « islamistes » les plus influents, dont Al-Qaeda, l’EIIL et les groupes leurs étants affiliés.
Au moment de la guerre en Syrie, certains de ces « imams » issus de l’influence saoudienne, ont ouvertement appelés les musulmans Kosovars à effectuer, leur interprétation du « jihad » en Irak et en Syrie, via des chaines de radios et des mosquées toutes financés par des fonds saoudiens. D’après leurs discours, effectuer leur interprétation du « jihad » est l’une des conditions sine qua non de l’accès au paradis. Cet argument provient directement d’une vidéo de propagande de l’EIIL de trente-quatre minutes, datant de 2014, intitulée « Ceci est la promesse d’Allah ». Cette vidéo sera traduite en anglais, français, allemand et en russe par les organes de propagandes médiatiques de l’EIIL.
Dans cette vidéo, le porte-parole de l’État Islamique, Abu Muhammad al-‘Adnani, déclarait pour la première fois l’établissement d’un khalifat (khilāfah) et d’une autorité suprême, censée être l’imam et le « Calife » (souverain) de tous musulmans à travers le monde, en vertus de son lignage prétendu avec le Prophète Mohammed. Cet individu du nom d’Alī Ibn Muhammad al-Badrī al-Hāshimī al-Husaynī al-Qurashī, aussi connu comme d’Abu Bakr al-Baghdadi, deviendra le leader de l’EIIL. Par ailleurs, le porte-parole argumentait qu’il en incombait à tous musulmans d’effectuer le « jihad » en Syrie et en Irak et à tous les groupes armés « islamistes » à travers le monde de prêter allégeance au Calife, ainsi affichant clairement une volonté d’unifier les mouvements terroristes « islamistes » du monde.
Le relais de cette propagande par une partie des « autorités religieuses » issues de l’endoctrinement saoudien a eu pour conséquence que le Kosovo est le pays européen qui a vu le plus de ses citoyens rejoindre les rangs de l’EIIL ou d’autres groupes terroristes sévissant au Moyen-Orient en proportion de sa population (1.9 million d’habitants). Entre 2014 et 2016, les autorités Kosovars en ont recensé 314, dont 44 femmes et 28 enfants.
Cette politique saoudienne ayant également été observée au moins en Bosnie-Herzégovine et en Albanie, il a été estimé qu’au total, au moins 1000 individus issus des Balkans (Kosovo inclus) ont fait ce voyage[109] Tara Candland et al, « The Islamic State in Congo », The George Washington university, 2021, p.6 ; « ISIS Spokesman Declares Caliphate, Rebrands Group as “Islamic State” », Site intel … En savoir plus. Ces faits suggèrent l’existence d’une stratégie saoudienne internationale dont des traces remontent au moins à 1979.
3.2.2. Comment la politique internationale saoudienne est à l’origine de l’ADF et plus largement du « terrorisme islamiste » moderne ?
Comme vu plus haut, cette stratégie, visant à endoctriner des populations entières et à les faire enrôler dans des mouvements armés, avait été observée en Ouganda et est à l’origine de l’ADF[110] Voir section 1.2 sur l’émergence et l’histoire de l’ADF . Jamil Mukulu, ainsi que ses confrères Tabliqs de la première génération, avaient reçu des bourses et suivi des études théologiques et de langue arabe en Arabie Saoudite. Leurs retours annonçaient le début d’une division de la société, des faits identiques à ceux observés plusieurs décennies plus tard au Kosovo.
Les Tabliqs avaient par ailleurs reçu des financements occultes de la part de l’Arabie Saoudite dès 1979, avant de suivre un entraînement aux techniques de guérilla en Afghanistan et au Pakistan [111]Mathieu Vendrely, « En RDC, qui est la rébellion ADF qui sévit dans la région de Beni ? » TV5 Monde, 26 novembre 2019, … En savoir plus. Ces camps d’entraînements avaient été mis en place conjointement par les services secrets américains, pakistanais et saoudiens de 1979 à 1989 dans le cadre de la guerre froide. Le but était de former un groupe armé, connu sous le nom de Moudjahidine, aux tactiques de guérilla afin de leur faire combattre les troupes soviétiques présentes en Afghanistan, tout en évitant d’impliquer directement les trois nations. Pour grossir les rangs des Moudjahidines, l’Arabie Saoudite avait eu recours à l’endoctrinement de combattants étrangers. Rappelons que les Moudjahidines sont à l’origine d’Al-Qaeda et des Talibans, l’ancêtre des groupes terroristes armés dits « islamistes » en sommes.
D’après la version acceptée par la littérature, des divergences d’intérêts ont fini par mettre fin à ces arrangements entre les services secrets des trois États. Si officiellement, la CIA mis fin à sa contribution au programme, les éléments observés au Kosovo suggèrent une continuité de la politique extérieur saoudienne de soutien aux groupes terroristes dans le monde de 1989 à nos jours[112]Steve Coll, Ghost Wars : The Secret History of the CIA, Afghanistan, and Bin Laden, from the Soviet Invasion to September 10, 2001, Penguin Press : New York, 2004 ; … En savoir plus.
L’endoctrinement et le financement des Tabliqs avaient donc probablement pour but de gonfler les rangs des Moudjahidines afghans. Ayant rejoint l’ADF en 1994, Musa Baluku, le second leader ADF, est un produit de cette influence saoudienne puisqu’il a été endoctriné dès l’enfance par les adeptes Tabliqs.
L’on retrouve donc l’influence saoudienne dans les origines du mouvement terroriste d’une part, et des méthodes similaires d’endoctrinement utilisées dans l’Ouganda des années 80 sont retrouvées au Kosovo de 2011-2016. Ces trois États étant tous liés par un citoyen Saoudien passé par une cellule terroriste Kosovar de l’EIIL et arrêté en RDC pour avoir formé des ADF à l’utilisation de drones[113]Fred Jonyo, John Okul, Challenges to Peace and Security in the East African Community (EAC): Actualizing the 2013 Peace and Security Protocol, Horn bulletin, volume III, Issue 5, 2020, p.17 , … En savoir plus.
Il convient de préciser que cette politique saoudienne n’est pas limitée aux Balkans et à l’Ouganda, mais est bien pratiquée à travers le monde. D’après Terence Ward (2018), l’Arabie Saoudite a exporté, puis « militarisé » le Wahhabisme à travers le monde depuis la guerre froide et a permis l’émergence de groupes terroristes tels qu’Al-Qaeda et l’EIIL et des groupes affiliés, notamment au travers des méthodes vues plus haut[114] Terence Ward, The Wahhabi Code : How the Saudis Spread Extremism Globally, Arcade publishing : NewYork, 2018, 1-192 .
De plus, une fuite de documents confidentiels des services secrets Allemands et des e-mails de l’ancienne secrétaire d’État américaine Hilary Clinton, publiés par Wikileaks, ont montré comment l’Arabie Saoudite dispose d’un réseau international « d’imams » répandant le Wahhabisme. Ceux-ci sont directement rémunérés par les représentations étrangères du royaume (consulats, ambassades), ou indirectement rémunérés via des fondations ou des ONG elles-mêmes financées par le royaume. À titre d’exemple, les documents ont révélé que dans la seule ville de New Delhi en Inde, 140 imams tiraient directement leurs revenues du consulat saoudien[115]« Islam in Djibouti, Public library of US diplomacy », Wikileaks, 15 février 2005, paragraphe 4, https://wikileaks.org/plusd/cables/05DJIBOUTI149_a.html ; Christopher M. Blanchard, Saudi … En savoir plus.
Les documents ont également révélé comment Al-Qaeda tire une part importante de ses revenus de fondations, d’ONG et de « philanthropes » tous saoudiens, et ce, au vu et su des autorités de Riyad[116] Christopher M. Blanchard, Saudi Arabia : Terrorist financing issues, Congressional research service (CRS), p.18 https://file.wikileaks.org/file/crs/RL32499.pdf.
Cette politique a permis à l’EIIL et à Al-Qaeda de gonfler leurs rangs de manière significative. En 2015, l’ONU recensait 25,000 combattants issus de 100 États au sein d’Al-Qaeda[117]« Rapport du Groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, … En savoir plus.
De même, des estimations recensaient environ 40,000 combattants étrangers dans les rangs de Daech en Irak et en Syrie dès 2014-2015. Bien que l’organisation terroriste ait essuyé une défaite militaire majeure en 2019, le chef du Bureau des Nations unies de lutte contre le terrorisme – UNOCT, a estimé en février 2021, que l’EIIL comptait encore environ 10,000 combattants principalement basés en Irak, dont une part importante de combattants étrangers[118]« With ISIL down but not out, continued vigilance is key, UN Security Council told », UN News, 27 august 2019, https://news.un.org/en/story/2019/08/1045061 ; « COVID sparks resurgence of ISIL … En savoir plus.
Compte tenu de ces données, il aurait pu être considéré que cette politique d’endoctrinement soit limitée à l’étranger. Néanmoins, dans les faits, les membres d’Al-Qaeda et de Daech d’origine saoudienne représenteraient une part importante des deux organisations, suggérant ainsi, un retour de flamme.
Par exemple, en septembre 2007, au cours d’un raid des forces armées de la coalition internationale contre une cellule présumée d’Al-Qaeda située à Sinjar, au Nord de l’Irak, des documents internes trouvés sur les lieux ont révélé l’identité de 576 terroristes. Connu sous le nom des « Sinjar records » (documents de Sinjar), il a été établi que quarante-et-un pourcent des combattants identifiés étaient d’origine saoudienne[119] Abdullah bin Khaled Al-Saud, Saudi Foreign Fighters : Analysis of Leaked Islamic State Entry Documents, International center for the study of radicalisation (ISCR), 2019, p.6 .
D’autres documents internes de l’EIIL recensant l’identité et les profils détaillés de 759 citoyens et résidents saoudiens souhaitant rejoindre l’organisation terroriste ont été découverts en 2016 en Syrie. Il s’agit de questionnaires remplis par de nouvelles recrues de l’EIIL entrés en Syrie entre 2011 et 2014.
Se basant sur ces données, Abdullah bin Khaled Al-Saud (2019) conclu que ces individus étaient tous relativement jeunes, éduqués et de situations sociales moyennes et relativement aisées. Ils étaient également originaires de tout le pays, cependant la majorité étaient issu de la région centrale de l’Arabie Saoudite, al‑Qassim, situé à moins de 200 kilomètres de Médina. Par ailleurs, 91 % ont indiqués ne pas avoir d’expérience préalable du « djihadisme ». Selon l’auteur, ces données suggèrent que l’instabilité politique, la guerre et l’insécurité dans une région, favorise l’ampleur de l’endoctrinement, notamment chez les jeunes et via les réseaux sociaux et Internet[120] Abdullah bin Khaled Al-Saud, « Saudi Foreign Fighters : Analysis of Leaked Islamic State Entry Documents », International center for the study of radicalisation (ISCR), 2019, pp.35-36 .
Hytham S.A. Alfar, le formateur au pilotage de drones arrêté au Nord-Kivu, est probablement l’un de ces Saoudiens recrutés de 2011 à 2014. En revanche, n’ayant pas pu obtenir plus d’informations supplémentaires sur sa biographie, cet article ne peut commenter les moyens par lesquels il a pu obtenir un titre de séjour au Kosovo ou encore voyager jusqu’en RDC. Indépendamment de cela, il est sûr qu’il était lié à une cellule terroriste de l’EIIL basée au Kosovo.
Ainsi, à la lumière des faits énoncés plus haut, l’affirmation du Général Sylvain Ekenge, porte-parole adjoint des FARDC, selon laquelle plusieurs mosquées participeraient à endoctriner et à recruter pour l’ADF devient hautement probable. Il convient donc d’identifier les « imams » ayant effectué des études théologiques en Arabie Saoudite, d’origine saoudienne, et d’identifier les mosquées et imams financés par des fonds d’origines saoudiennes. Une fois de potentiels liens établis, il conviendra également d’analyser les prêches faits par ceux-ci, et le cas échéant de procéder à des arrestations[121]Yassin Kombi, « RDC : Certaines mosquées de Beni participent à la radicalisation des combattants ADF, accuse l’armée », Actualite.cd, Lundi 2 septembre 2019, … En savoir plus.
Si les faits incriminant l’Arabie Saoudite sont accablants, le soutien aux groupes terroristes ne se limite pas à l’endoctrinement, au recrutement et au financement, mais aussi à l’armement. Illustrant ce propos, un journaliste du média londonien, the independant, Robert Fisk, avait découvert en 2017-2018, 500 mortiers de 120 mm usés, achetés à la Bosnie par l’Arabie Saoudite en janvier 2016, dans une base abandonnée du front al-nosra, un groupe affilié à Al-Qaeda opérant en Syrie. Ces mortiers avaient bien été livrés à l’Arabie Saoudite, suggérant donc un détournement délibéré de la part des autorités saoudiennes[122]Robert Fisk, « A Bosnian signs off weapons he says are going to Saudi Arabia – but how did his signature turn up in Aleppo? », The Independent, 19 july 2018 … En savoir plus.
Les conséquences de la politique saoudienne sont désastreuses, le chercheur Leif Wernar a estimé à partir d’une analyse du Global Terrorism Data (GTD) que de 2001 à 2017, environ 94 % des victimes d’attaques terroristes islamistes dans le monde ont été tués par Al-Qaeda, l’EIIL et d’autres groupes sunnites leurs étants affiliés. Ses recherches ont montré comment presque toutes les attaques perpétrés par ces groupes en Occident étaient liées de près ou de loin à l’Arabie Saoudite[123]Fareed Zakaria, « How Saudi Arabia played Donald Trump », The Washington Post, 25 May 2017 … En savoir plus.
Compte tenu du caractère organisé, international et de la longévité de ces opérations de l’ADF en RDC, argumenter que les autorités saoudiennes et/ou les services secrets du General Intelligence Presidency (GIP) soient impliqués de quelques manières que ce soit aux activités terroristes en RDC semble être un euphémisme. En outre, le fait que le porte-parole du gouvernement congolais ait donné de fausses informations quant à la nationalité d’Hytham S.A. Alfar pose également questions. S’agissait-il d’une erreur de communication entre les FARDC et le gouvernement comme déjà constaté auparavant, ou bien, est-ce le résultat de pressions internes et/ou externes[124] Voir section 1.3.3. ? Nul ne saurait répondre à cette question qui reste pourtant intrigante et mérite d’attirer l’attention des journalistes et des chercheurs.
4. Conclusion
4.1. Synthèse
L’analyse des modes opératoires employés par l’ADF d’octobre 2016 à nos jours, de faits anecdotiques, couplées à la prise en considération des conclusions apportées par la littérature à permis d’apporter des éclairages sur les objectifs stratégiques de l’ADF, ses liens avec l’EIIL, ainsi que le rôle joué par l’Arabie Saoudite dans l’émergence du groupe terroriste en RDC et dans son rapprochement avec l’EIIL.
En tenant compte de l’organisation du « travail », de ses modes opératoires, de ses objectifs stratégiques, et des positions de ses campements, il semble clair que l’ADF ait accepté la théorisation des étapes permettant la création d’un État Islamique. Pour rappel, l’EIIL théorise qu’un État islamique peut-être établi en deux étapes. Une première phase de guérilla, harb al isabat, doit permettre de détruire l’appareil militaire de l’ennemi, ce qui permettra d’engager l’étape de consolidation, dite tamkin, et à terme de créer un État.
Nonobstant des modes opératoires, le fait que Daech ait reconnu l’ADF comme étant sa branche d’Afrique Centrale, que les attentats soient de plus en plus revendiqués par les organes de propagande de l’EIIL, ainsi qu’une multitude de faits, dont des arrestations et témoignages concordants, suggèrent tous fortement que l’ADF fasse effectivement partie de la structure internationale de l’EIIL.
Si en 2019 au moment des premières revendications, les « preuves concluantes d’un commandement et d’un contrôle de l’EIIL sur les opérations des ADF, ou encore d’un appui direct aux ADF sur les plans financier, humain ou matériel » manquaient, dès 2020, l’accumulation des éléments probants ne justifiaient plus une telle prudence[125] Rapport du groupe d’experts sur la République démocratique du Congo (RDC), S/2021/560, Conseil de Sécurité des Nations unies, Juin 2021, paragraphe 31, p.13 .
De plus, la recherche d’une chaîne directe de commandement et d’un contrôle de l’EIIL sur les opérations des ADF est une approche vouée à l’échec du fait de la structure décentralisée de l’organisation à l’international. En effet, l’organisation serait composée d’un « Khalife » (souverain) basé en Syrie et/ou en Irak et celui-ci serait représenté par des « Wali » (gouverneurs), directement approuvés ou choisis pour être à la tête des groupes armés ayant prêté allégeance à travers le monde. Par conséquent, ces « Wali » sont responsables des activités de leurs groupes de manière quasi-autonome[126]Tara Candland et al, « The Islamic State in Congo », The George Washington university, 2021, 7 ; Daniel Milton and Muhammad Al-’Ubaydi, « Pledging Bay’a: A benefit or burden to the Islamic … En savoir plus.
Ainsi, les organes de propagandes de l’EIIL ayant déclaré posséder plusieurs branches sur le continent africain, notamment au Sahel, en Somalie, au Mozambique et en RDC, il convient de considérer ces organisations comme des composantes internationales semi-autonomes de l’EIIL[127] Olivier Hanne, L’État islamique : structures et fonctionnement d’une organisation terroriste, Moyen-Orient, 2015, 70 .
Figure 8 : Structure internationale présumée de l’EIIL.
Par ailleurs, une abondance d’éléments accablants suggère une participation active des autorités saoudiennes à plusieurs niveaux, à savoir, dans les activités d’endoctrinement, de recrutement, de financement et d’armement de groupes terroristes « islamistes » dont Al-Qaeda, l’EIIL et leurs groupes affiliés. Si la littérature et le travail des journalistes avaient déjà permis d’établir que l’Arabie Saoudite est l’un des principaux financeurs de groupes terroristes au Moyen-Orient et en Occident, la politique africaine de l’Arabie Saoudite et son soutien aux groupes terroristes sur les théâtres de guerre du continent reste un sujet sous-étudié dans les relations internationales.
Le soutien direct de l’Arabie Saoudite aux ADF dans les années 80 est documenté, cependant, si aucun élément tangible ne lie directement l’Arabie Saoudite à l’ADF dans une période plus récente, des éléments les liants de manière indirecte, notamment au travers du Kosovo, ont pu être examinés dans cet article. Ainsi, de futurs travaux de recherche pourraient réarticuler le débat autour de plusieurs questions qui n’ont pas pu être abordé dans cet article.
L’allégeance de l’ADF à l’EIIL, est-elle l’une des conséquences inattendues de la politique internationale saoudienne ? Quels sont les intérêts saoudiens en Afrique Centrale ? L’Arabie Saoudite, continue-t-elle de favoriser l’endoctrinement d’individus et de groupes d’individus sur le continent ? De la même manière qu’en RDC et en Ouganda, l’Arabie Saoudite a-t-elle participé à l’émergence des groupes terroristes présents au Sahel, au Mozambique, au Nigeria, en République Centrafricaine, en Somalie, au Sud-Soudan et au Kenya ? Si la réponse est oui, comment et pourquoi ?
Pour ce, il conviendra d’analyser la stratégie globale du Ministère des Affaires Étrangères et du General Intelligence Presidency (GIP) saoudien de la guerre froide à nos jours d’une part et d’analyser chaque pays déstabilisé par un groupe affilié à l’EIIL au cas par cas d’autre part. Il conviendra par ailleurs d’examiner les profils, les biographies et les affiliations des terroristes appréhendés dans ces pays, et d’examiner l’implantation et les dépenses des fondations, des ONG, des représentations diplomatiques et des philanthropes saoudiens.
Enfin, les États-Unis, la Belgique, la France et l’ONU étant les principaux responsables de l’arrivée au pouvoir et du règne de trois décennies de Mobutu, partagent de facto une lourde responsabilité dans l’instabilité politique en RDC d’une part, et dans l’émergence de l’ADF d’autre part.
Par ailleurs, Les États-Unis partageant une lourde responsabilité dans l’émergence du terrorisme « islamiste », et étant paradoxalement le principal partenaire l’Arabie Saoudite, notamment dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », il est légitime d’inviter les chercheurs et journalistes à s’interroger sur son rôle joué dans l’émergence de Daech et de ses « provinces » dans le monde.
4.2. Recommandations
Restructurer les forces de sécurité de fond en comble : la plupart des attaques ADF ont été effectuées dans des localités proches de positions FARDC et ont duré plusieurs heures. Cette observation est causée par plusieurs facteurs. Premièrement, le manque de moyens de transports qui accentue la lenteur des interventions des forces de sécurité lors d’attaques pourtant souvent situées à quelques minutes des positions FARDC. D’autres attaques suggèrent une passivité presque complice de la part des FARDC, allant dans le sens de l’observation selon laquelle l’armée congolaise serait « infiltrée ».
Par exemple, l’attaque du 29 octobre 2020 qui avait fait 18 civils tués est un exemple parmi d’autres qui pose questions sur les réactions des FARDC lors de signalements. Ce jour-là, dès midi, des villageois ont observé des éléments ADF circuler aux alentours de leur village, ceux-ci se sont empressés de prévenir les FARDC qui ont rassuré les villageois.
Cependant, lors de l’attaque survenue à 19 heures, les FARDC manquaient à l’appel et n’ont pas réagi, laissant ainsi plusieurs heures aux ADF pour commettre un massacre, incendier des habitations et des commerces[128]Yassin Kombi, « RDC-Beni : une dizaine de morts dans une nouvelle attaque des combattants ADF à Mamove », Actualite.cd, Jeudi 29 octobre 2020, … En savoir plus.
Deuxièmement, les régiments semblent être systématiquement positionnés au niveau de sites miniers dans la région. Ce choix stratégique est le signal d’un dysfonctionnement au sein du commandement FARDC et d’un manque de compréhension des objectifs de l’ADF. En effet, les objectifs intermédiaires des ADF étant de faire fuir les populations de la région et de contrôler les axes routiers de la RN4, de la RN27 et des axes Beni-Kasindi et Mbau Kamango, il convient de mettre la priorité à la protection des populations vivant sur ces axes routiers et dans les alentours.
Cependant, ce choix stratégique, couplé aux faibles salaires des soldats, qui sont par ailleurs fréquemment impayés, et au manque de ressources allouées contribuent lourdement à pousser à la corruption au sein de l’armée. Il est notamment connu que certains éléments FARDC s’adonnent au trafic de minerais.
Troisièmement, en octobre 2020, un député avait dénoncé comment des militaires de Beni avaient été laissés sans rations alimentaires pendant 4 mois[129]« RDC : les FARDC exigent le retrait des militaires et policiers déployés dans les sites miniers en Ituri », Actualite.cd, Mardi 15 septembre 2020, … En savoir plus. Le manque de ressources alimentaires et d’eau potable pousse régulièrement les FARDC à effectuer des expéditions de ravitaillement, les rendant vulnérables aux embuscades. Plusieurs cas rapportent comment des FARDC ont été attaqués alors qu’ils se rendaient à une source d’eau pour s’approvisionner ou à bord d’un taxi-moto[130]Yassin Kombi, « RDC-ADF: 3 militaires blessés par des explosifs artisanaux près d’Eringeti », Actualite.cd, Dimanche 18 octobre 2020 … En savoir plus. Les choix politiques favorisent donc la hausse de la corruption au sein des FARDC, et facilitent les activités des groupes armés dans la région.
Tous ces manquements mènent à une seule conclusion, il est impératif de restructurer de fond en comble l’appareil sécuritaire congolais. Pour ce, il convient d’enquêter de manière proactive sur les « infiltrés ». La lutte contre la corruption doit également être une priorité. Seul une lutte active contre la corruption permettra la hausse des dépenses de défense et l’amélioration des moyens octroyés aux régiments implantés dans la région. Il faut donc retracer les flux financiers détournés et d’enquêter sur les hauts fonctionnaires au sein de l’administration et au sein de l’armée ayant eu accès aux budgets annuels octroyés à l’appareil sécuritaire posté à l’Est du pays.
Il est également nécessaire d’intensifier la présence militaire et policière dans les localités désignées dans cet article comme étant principalement visées par l’ADF. Il faut aussi prendre en considération le fait que plusieurs fronts aux rôles distincts sont répartis sur le territoire.
Par ailleurs, il est impératif de cesser immédiatement la répression de manifestations organisées par la société civile contre l’insécurité. La colère des populations locales est parfaitement justifiée et légitime compte tenu du contexte sécuritaire au Nord-Kivu et en Ituri et de l’échec des politiques congolaises. Cette répression systématique favorise une hausse de l’impopularité des FARDC et du gouvernement central et pourrait mener la population à entraver le travail des FARDC. Plusieurs lynchages publics témoignent de cela.
Identifier les foyers d’endoctrinement en RDC et dans la région entière : Pour ce, il convient retracer l’origine des fonds utilisés par les mosquées congolaises de leurs créations à nos jours, et d’enquêter sur les mosquées et les imams dont les revenus ont des origines saoudiennes. Une analyse préalable des fonds permettra d’éviter, tant que faire ce peu, toute politique ou mesure stigmatisant la communauté musulmane congolaise. Plus largement, il serait judicieux de bannir toute ONG ou fondation ayant quelconque lien avec l’Arabie Saoudite du territoire congolais. Cette recommandation est valable pour tous les États africains.
Redéfinir les alliances : il a été vu, que les puissances internationales et intermédiaires tel que les États-Unis, La France et la Belgique, étaient toutes impliquées à divers degrés dans la déstabilisation politique et l’insécurité de la RDC, au moins de son indépendance à la chute de Mobutu. Leurs ingérences ont des conséquences visibles encore aujourd’hui notamment avec la présence d’une centaine de groupes armés au Nord-Kivu et en Ituri dont l’ADF. L’abondance des ressources naturelles dans la région, fait de la RDC un État vulnérable aux prédations, il ne faut donc plus faire l’impasse sur l’histoire, et redéfinir des alliances en fonction des intérêts nationaux.
De plus, l’ONU a prouvé être l’instrument des grandes puissances au travers de plusieurs crises sécuritaires majeurs à travers le monde, et ne déroge pas à la règle en RDC. La passivité des troupes de la MONUSCO et son manque d’efficacité après 23 ans de présence prouve à bien des égards qu’elle n’est pas indispensable[131]plusieurs attaques sanglantes ont eu lieux à moins d’un kilomètre des positions de la MONUSCO. Il serait donc judicieux de repenser la contribution des Nations unies et/ou de mettre fin à la présence des troupes de la MONUSCO.
Il est capital de ne pas faire l’impasse sur l’histoire, et de comprendre les intérêts des partenaires du Congo. Il convient donc de prioriser la sécurité nationale et de limiter la coopération avec les principaux partenaires de l’Arabie Saoudite dans la lutte contre le terrorisme, à savoir les pays membres de l’Union européenne (dont la France) et les États-Unis, au moins, le temps de clarifier les potentielles responsabilités de chacun dans la montée et dans l’intensification du terrorisme en RDC.
Recommandations aux Journalistes : les journalistes pourraient enquêter plus en profondeur sur les liens entre les autorités, les fondations et ONG saoudiennes, les cellules Kosovar de l’EIIL, et l’ADF. Une autre piste serait d’enquêter de manière plus approfondie sur le parcours d’Hytham S.A. Alfar.
Ce type d’enquête permettra également de mieux exposer les pratiques d’ingérence saoudiennes à l’opinion public africaine, et de générer des pressions contre le régime saoudien qui à terme, permettra au moins de réduire le recours à ces pratiques dans le monde. Ainsi, exposer les pratiques de l’Arabie Saoudite permettra de contribuer de manière durable aux efforts de sécurisation de l’Est de la RDC, et potentiellement aux efforts de chaque région du monde impactées par la présence de groupes terroristes affiliés à Daech et à Al-Qaeda.
Recommandations à la société civile : les acteurs de la société civile auront tout intérêt à collaborer avec les sociétés civiles somaliennes, sahéliennes, maghrébines, moyen-orientales, asiatiques (philippines, Indonésie, Inde) et balkaniques. Les méthodes d’endoctrinement à l’origine de l’ADF ayant des similitudes avec celles observées aux Balkans, il est probable que d’autres similitudes existent dans chaque État déstabilisé par une des provinces de l’État Islamique. La société civile aura donc tout à gagner d’une coopération internationale pour lutter contre l’endoctrinement, le terrorisme et pour accompagner les rescapés.