Mali, Guinée : Comment les coups d’État illustrent les dysfonctionnements de la CEDEAO ?
Résumé : Entre 2019 et 2021, les coups d’État militaires ont refait surface en Afrique sub-Saharienne. Le fait que trois coups sur quatre aient eu lieu au sein d’États membres de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) à particulièrement attiré notre attention. Ainsi, cet article propose une analyse des facteurs expliquant les coups d’État en Guinée et au Mali ainsi que des effets de la politique de promotion de la Démocratie et de la stabilité de la CEDEAO dans ces pays.
Il est conclu que les hauts niveaux d’inégalités socioéconomiques dans les deux pays, l’accumulation anticonstitutionnelle des mandats présidentiels (en Guinée), les irrégularités lors de scrutins électoraux (au Mali) et l’absence de réaction de la CEDEAO face aux dérives autoritaires ont tous participés à l’émergence de coups d’État. Enfin, le manque systémique de réponses de la CEDEAO face à l’autoritarisme participe à maintenir ses États membres dans un cercle vicieux d’alternance entre régimes autoritaires et coups d’État.
1. Les États membres de la CEDEAO sont-ils plus susceptibles de faire face à des coups d’État ?
Si les années 2020-2021 ont surprisis la communauté internationale de par la recrudescence des coups d’État militaires au Mali, en Guinée, au Soudan et au Tchad, l’histoire contemporaine de ces États les rendaient pourtant prévisibles.
Depuis son indépendance, le Tchad recense quinze coups, tentatives de coup, et complots en vue d’en commettre. Quatre d’entre eux ont abouti à un changement de régime, et tous les chefs d’État de son histoire post-colonial ont été renversés. Le Soudan en recense trente-et-un, cinq ont abouti à un changement de régime[1]Monty G. Marshall, « Conflict Trends in Africa, 1946-2004 A Macro-Comparative Perspective », CSP Centre for Systemic Peace, (Septembre 2006) : 53-61.
Le Mali et la Guinée Conakry quant à eux recensent respectivement douze et quinze coups, tentatives de coup et complots en vue d’en commettre. Sur les neuf chefs d’État s’étant succédé au Mali sur la même période, cinq ont été déposés par les armes, soit plus d’un président sur deux. En Guinée Conakry, les trois chefs d’État de son histoire post-colonial ont tous été déposés par les armes[2] Monty G. Marshall, « Conflict Trends in Africa, 1946-2004 A Macro-Comparative Perspective », CSP Centre for Systemic Peace, (Septembre 2006) : 53-61 .
De 2019 à 2021, le fait que trois coups sur quatre aient eu lieu au sein de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) interroge sur sa capacité à promouvoir efficacement la démocratie, la bonne gouvernance et la stabilité politique.
Patrick J. McGowan et Thomas H Johnson (2008) avaient observé qu’au cours de la période post-colonial, l’Afrique sub-Saharienne avait été fortement marquée par l’instabilité politique et les coups d’État. Cependant, cette tendance est exacerbée dans la région administrée par la CEDEAO en comparaison au reste du continent[3]Patrick J. McGowan, Thomas H Johnson « African Military Coups d’État and Underdevelopment: A Quantitative Historical Analysis », Journal of Modern African Studies, Volume 22, Issue 4, … En savoir plus.
En effet, entre le 28 mai 1975 (date de création de la CEDEAO) et décembre 2021, deux-cent-quatre-vingt-dix-sept (297) coups, tentatives de coup et complots en vue d’en commettre ont été recensés en Afrique sub-Saharienne. Quarante-quatre concernaient la région Centre (15 %), cent-onze (37 %) concernaient l’Afrique de l’Est et du Sud, et cent-quarante-deux (47.8 %) ont eu lieu en Afrique de l’Ouest. Cent-trente-six (46 % du total) ont eu lieu dans les États membres de la CEDEAO[4]Monty G. Marshall, « Conflict Trends in Africa, 1946-2004 A Macro-Comparative Perspective », CSP Centre for Systemic Peace, (Septembre 2006) : 53-61 ; A noter qu’a sa création, la CÉDÉAO … En savoir plus.
Figure 1 : Nombre de coups d’État en Afrique sub-Saharienne par région (1975 – 2021)
Ces données témoignent du caractère systémique de l’occurrence de coups d’État au sein des pays membres de la CEDEAO. Sa mission étant de promouvoir les pratiques démocratiques, de bonne gouvernance et le développement économique, elle dispose d’un arsenal juridique conséquent dans ce but. Ainsi, comment expliquer cette observation ?
Selon Stephan Haggard et Robert R Kaufman (2012), les coups d’État sont principalement attribués aux hauts niveaux d’inégalités socioéconomiques subits par les populations locales. Aussi, selon eux, moins d’un tiers des coups sont dû aux conflits liés à la distribution du pouvoir exécutif entre les élites et les masses[5]Stephan Haggard, Robert R Kaufman, « Inequality and Regime Change : Democratic Transitions and the Stability of Democratic Rule », The American Political Science Review Vol. 106, No. 3 (August … En savoir plus.
Ainsi, quels facteurs expliquent le caractère systémique des coups d’État militaires au sein de la CEDEAO ? Quels sont les effets de la politique de promotion de la démocratie et de la bonne gouvernance de l’organisation régionale ? L’analyse se fera au travers des cas du Mali et de la Guinée et sera limitée aux réactions de la CEDEAO face aux pratiques autoritaires et aux coups d’État.
Il est conclu que les hauts niveaux d’inégalités socioéconomiques, les pratiques autoritaires, les irrégularités lors de scrutins, et l’absence de réactions de la CEDEAO face à l’autoritarisme sont tous des facteurs expliquant l’émergence de coups d’État au Mali et en Guinée en 2020 et en 2021.
Le chapitre 3 s’intéresse aux contextes socioéconomiques et politiques au Mali et en Guinée avant les événements de 2020 et de 2021. Ces contextualisations permettront aux lecteurs de comprendre les facteurs de causalité associés aux crises politiques dans ces pays. Cette section comparera également les réactions politiques de la CEDEAO face aux dérives autoritaires et face aux coups d’État.
Enfin, les deux derniers chapitres serviront de conclusions et de recommandations. Mais avant cela, il convient de clarifier les objectifs, le mandat et les instruments de la CEDEAO permettant la promotion de la démocratie, de la bonne gouvernance et de la stabilité politique.
2. Quels sont les instruments de la CEDEAO pour promouvoir la Démocratie, la Bonne Gouvernance et de la Stabilité ?
2.1. Le Traité établissant la Communauté Économique des États d’Afriques de l’Ouest (CEDEAO)
La CEDEAO a vue le jour suite à la signature du Traité établissant la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) le 28 mai 1975 au Lagos (Nigeria), qui sera révisé en 1993. Celle-ci compte aujourd’hui 15 membres, et est une organisation régionale visant à promouvoir l’intégration économique régionale, le libre-échange, la stabilité, la paix et les pratiques démocratiques de ses États membres.
L’article 4 du Chapitre II du Traité définit les principes fondamentaux de la communauté et complète les objectifs définis par l’article 3[6] CEDEAO, Traité établissant la Communauté Économique des États d’Afriques de l’Ouest, Articles trois et quatre, Chapitre II, (28 mai 1975), Lagos, révisé en 1993 . Les parties signataires affirment leurs adhérence aux principes de maintiens de la paix régionale, de la sécurité et de la stabilité[7] CEDEAO, Traité établissant la Communauté Économique des États d’Afriques de l’Ouest, paragraphe e, article 4, Chapitre II, (28 mai 1975), Lagos, révisé en 1993. Ils reconnaissent et adhèrent également aux principes de la promotion des droits de l’Homme et des Peuples en conformité avec la Charte Africaine des droits de l’Homme et des Peuples [8] CEDEAO, Traité établissant la Communauté Économique des États d’Afriques de l’Ouest, paragraph g, article 4, Chapitre II, (28 mai 1975), Lagos, révisé en 1993.
Les principes de responsabilité démocratique, de justice économique et sociale et de développement inclusif, [9] Paragraph h, article 4 du traité créant la CEDEAO, 1993 de promotion et de consolidation de la démocratie dans chaque État membre, conformément à la déclaration des principes politiques de la CEDEAO, font également partie des fondements légaux de l’organisation[10]Paragraphe J article 4, Chapitre II du Traité établissant la CEDEAO, 1993 ; CEDEAO, Quatorzième session de la conférence des chefs d’État et de gouvernement, A/DCL/1/7/91, déclaration de … En savoir plus.
L’article 58 définit la place de la CEDEAO dans la sécurité, le maintien de la stabilité et de la paix régionale. Plus précisément, le paragraphe 1 de l’article 58 du Traité établit que les membres travailleront collectivement afin de consolider et de maintenir la paix, la stabilité et la sécurité régionale. Pour atteindre ces objectifs, le paragraphe 2 établit que les États membres veillent à la prévention et à la résolution de conflits inter et intra-étatiques via [11] Chapitre X, article 58 paragraphe 2 du Traité établissant la CEDEAO, 1993 :
- Des consultations périodiques et régulières entre les autorités en charge du contrôle des frontières nationales ;
- L’établissement de commissions locales ou nationales communes afin d’examiner tous problèmes rencontrés dans les relations avec les États voisins ;
- L’encouragement d’échanges et de coopérations entre les communautés, les collectivités locales et administrations régionales ;
- L’organisation de rencontres entre les ministres concernés sur divers aspects des relations inter-étatiques ;
- L’emploi de mesures appropriées afin de résoudre pacifiquement toute dispute via une médiation neutre ;
- L’établissement d’un système d’observation de la paix et de la sécurité régionale et le déploiement des forces de maintien de la paix si nécessaire ;
- L’apport, si nécessaire et à la demande des États membres, d’assistance dans l’observation d’élections démocratiques.
L’article 77 du chapitre 16 définit les sanctions applicables en cas de non-respect des obligations des États membres. Ceux-ci s’exposent à[12] Paragraphe 1 et 2 de l’article 77 du chapitre XVI du Traité établissant la CEDEAO,1993 :
- La suspension des prêts de la CEDEAO ;
- La suspension des dépenses de la CEDEAO dans le cadre de programmes d’assistance et de projets ;
- L’impossibilité de présenter des candidats à des postes à responsabilités
- La suspension du droit de vote de l’Etat membre au sein de tous les organes décisionnels
- Une suspension de l’Etat membre à toutes les activités de la communauté
Enfin, le paragraphe 3 de l’article 58 précise que ces points seront définis par des instruments annexes dédiés connu sous le nom de « protocoles »[13] Chapitre X, article 58 paragraphe 3 du Traité établissant la CEDEAO, 1993 . Ceux-ci ont la même valeur juridique et doivent être respectés par les parties signataires. Deux protocoles précisant la mission de la CEDEAO sont particulièrement pertinents dans sa capacité à faire respecter les principes de démocratie, de bonne gouvernance et de stabilité dans la région.
Il s’agit du Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, et du Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au Protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix et de la Sécurité.
2.2. Le Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité.
Etabli en décembre 1999, le protocole délimite le mandat de la CEDEAO et définit les principes respectés par l’organisation dans sa mission de prévention, de gestion de conflits et du maintien de la paix et de la sécurité. Il permet également la création d’organes dédiés à l’accomplissement de cette mission.
L’article 2 du Chapitre I du Protocole réaffirme l’attachement des États membres aux principes contenus dans la Charte de l’Organisation des Nations unies, des principes relatifs à la démocratie, au développement économique et aux droits de l’Homme. Les principes relatifs aux pratiques démocratiques, à la sécurité et au respect des droits de l’Homme sont notamment énumérés aux points a, b, c, d et f comme suit :
- Le développement économique et social et la sécurité des peuples et des États sont intimement liés[14]CEDEAO, Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, Secrétariat Exécutif CEDEAO, point a, article 2, Chapitre … En savoir plus ;
- La promotion et la consolidation d’un gouvernement et d’institutions démocratiques dans chaque État membre[15] point b, article 2, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. ;
- La protection des droits humains fondamentaux, des libertés et des règles du droit international humanitaire [16] point c, article 2, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. ;
- L’intégrité territoriale et l’indépendance politique des États membres.
- L’égalité des États souverains [17] point d, article 2, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. ;
- L’intégrité territoriale et l’indépendance politique des États membres [18] point f, article 2, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. ;
L’article 3 du Chapitre I précise les buts affichés du protocole. Ceux-ci incluent :
- La mise en œuvre de politiques de prévention, la gestion et la résolution des conflits telle qu’établit par l’article 58 du Traité[19] paragraphes a et b, article 3, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. .
- Le renforcement de la prévention dans le domaine de la sécurité (prévention des conflits, crimes organisés transfrontalier, terrorisme, etc.)[20] paragraphe d, article 3, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. ;
- La promotion d’une coopération étroite entre les États membres[21] paragraphe g, article 3, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. ;
- Et enfin, la mise en œuvre de politiques de lutte contre la corruption, le blanchiment d’argent et la circulation illégale d’armes légères et de petit calibre (ALPC) [22] paragraphe i, article 3, Chapitre I du protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999. .
Les articles 23 et 24 du Chapitre 4 du Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité ont notamment permis la création d’un système d’observation de la paix et de la sécurité sous-régionale, aussi connu sous le nom d’ECOWARN (ECOWAS Early Warning and Response Network)[23]« Le système d’alerte précoce et de réponse de la CEDEAO : Entretien avec M. Augustin Sagna » , OECD, Mai 2009, consulté le 10 décembre 2021, … En savoir plus.
Ce système possède deux composantes, un Centre d’observation et de suivi, et quatre zones d’observations et de suivis dans la sous-région. En 2009, lors d’un entretien avec des membres de la CEDEAO, Augustin Sagna, chef du bureau de la zone quatre d’ECOWARN de l’époque, précise que la mission des bureaux est de « collecter, d’analyser et de mettre à disposition des chefs d’État de la région dans le cadre du Conseil de sécurité et de paix de la CEDEAO et de son Président, des informations pour prévenir les crises ». Leur travail d’analyse se base notamment sur une collection automatisée des données et des analyses quantitatives. [24]Articles 23 et 24, Chapitre IV du Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, 1999 ; « Le système … En savoir plus.
Afin de mieux contraindre les États membres à respecter leurs engagements et pour mieux prévenir les conflits intraétatique, le Protocole sur la Démocratie et la Bonne gouvernance du 10 décembre 1999 a été adopté.
2.3. Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au Protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix et de la Sécurité
Le point c de l’article 1 de la Section I du Chapitre I du Protocole A/SP1/12/01, établit que la CEDEAO a « zéro tolérance » à l’encontre de pratiques anticonstitutionnelles permettant le maintien ou l’obtention du pouvoir exécutif. Autrement dit, les coups d’État et les révisions constitutionnelles dans le but d’étendre la limite de mandats présidentielles sont répréhensibles d’après le Protocole A/SP1/12/01[25]CEDEAO, Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix … En savoir plus.
Dans l’éventualité où des États membres seraient en rupture avec les principes démocratiques acceptés par la CEDEAO « par quelques procédés que ce soit » et en cas de violations des droits de la personne, l’article 45 du Chapitre II du Protocole A/SP1/12/01, permet aux parties prenantes présente aux Conférences des Chefs d’État et de Gouvernement d’imposer des sanctions[26]CEDEAO, Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix … En savoir plus.
Ces sanctions incluent trois types de restrictions :
- « Le refus de soutenir les candidatures présentées par l’Etat membre concerné à des postes électifs dans les organisations internationales ;
- Refus de tenir toute réunion de la CEDEAO dans l’Etat membre concerné ;
- Suspension de l’Etat membre concerné dans toutes les Instances de la CEDEAO ; pendant la suspension, l’Etat sanctionné continue d’être tenu au paiement des cotisations de la période de suspension »[27]CEDEAO, Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix … En savoir plus.
Le point 3 du même article précise que pendant la période des sanctions, la CEDEAO s’engage à continuer à assister et à encourager les efforts de l’État membre suspendu dans le but de se conformer aux principes démocratiques adoptés par la CEDEAO et à ses obligations[28]CEDEAO, Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de maintien de la Paix … En savoir plus.
Si les provisions sont pourtant claires, les données disponibles qui sont étudiées dans le chapitre suivant, montrent que les point c de l’article 1 et le point 1 de l’article 45 du Protocole A/SP1/12/01, n’ont été appliqués que dans le cadre de coups d’État militaires en Guinée et au Mali. Les dérives autoritaires expliquant l’instabilité politique bénéficient en revanche d’un manque total de réactions de la part la CEDEAO.
3. Comment expliquer l’émergence de coups d’État au Mali et en Guinée ces dernières années?
3.1. Guinée : Les contextes socioéconomique et politique d’avant coup d’État (5 septembre 2021).
3.1.1. Les facteurs socioéconomiques
Avec un PIB de $15 Milliards de Dollars en 2020 (valeur de l’année 2020) et un PIB par habitant de mille-cent-quatre-vingt-quatorze dollars ($1,194) la même année, (en moyenne moins de cent euros par mois par habitant), la Guinée Conakry est l’un des pays les plus pauvre au monde selon les données de la Banque Mondiale. En 2020, son Indice de Développement Humain (IDH) était de 0,477, plaçant la Guinée à la 177ème place sur 189[29]« PIB par habitant dans le monde, Guinée », Banque mondiale, 2020 ; « Human Development index ranking (2020) » Programme des Nations Unies pour le développement, 2020, … En savoir plus.
En 2017, 53,89 % des adolescents guinéens en âge d’effectuer des études secondaires étaient déscolarisés, dans le même temps, le gouvernement dépensait 2.32 % du PIB dans l’éducation. En 2018, le taux de mortalité infantile pour 1 000 naissances vivantes était de 65,1, cependant, la même année, l’État dépensait 3.93 % du PIB dans le système de santé. Des dépenses en baisse comparé aux deux années précédentes[30]« Current health expenditure (% of GDP) » Banque Mondiale, 2018, https://data.worldbank.org/indicator/SH.XPD.CHEX.GD.ZS?locations=GN ; « Indices de développement Humain dans le monde, … En savoir plus.
À titre de comparaison, le taux de mortalité infantile au Yémen, reconnu comme le pays touché par l’une des « pires crises humanitaires au monde » par l’ONU, était moins élevé qu’en Guinée, avec 44 décès pour 1 000 naissances en 2019. L’Afghanistan et l’Irak étaient quant à eux respectivement à 47 et 22 en 2019[31]« Taux de mortalité infantile pour mille naissances vivantes dans le monde », Banque Mondiale, 2020 https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.DYN.IMRT.IN?locations=GN .
En 2018, le PIB étant de 11 857 milliards de dollars US (valeur de 2021), l’on peut estimer que l’État guinéen dépensait environ 465 980 100 dollars US cette année dans la santé publique pour une population de plus de douze-million d’habitants. L’État guinéen dépensait donc environ trente-neuf dollars ($38.83 dollars, valeur de 2021) par citoyen guinéen cette année-là. C’est sans tenir compte des dépenses d’entretien, d’investissements et de salaire nécessaire pour un hôpital public fonctionnel (salaires des personnels soignants, respirateurs, infrastructures, travaux de rénovation, etc.)[32]« Indices de développement Humain dans le monde, 2020 » Banque Mondiale, 2020, https://datatopics.worldbank.org/world-development-indicators/; « Population total : Guinée », Banque … En savoir plus. Des dépenses dérisoires compte-tenu des enjeux de santé publique évoqué plus haut.
Enfin, en 2019, seulement 16.38 % de la population rurale guinéenne avait accès à l’électricité contre 87.71 % de la population urbaine la même année. Cependant, seulement 36.5 % de la population guinéenne vivait en milieux urbains. La même année, seuls 42.42 % de la population guinéenne avait accès à Internet. En outre, les restrictions sanitaires en réponse à la crise du Covid-19 ont exacerbée les inégalités socioéconomiques préexistantes, mais ne les ont pas générée.
En 2020, l’enquête rapide sur les effets du Covid-19 de l’ONU a révélée que 60.7 % de la population guinéenne vivait dans la pauvreté monétaire et multidimensionnelle et que 53 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté national. [33]« Enquête rapide sur les effets de la Covid-19. Une perspective genre : République de Guinée, 2020 » ONU, (2020) : 13, … En savoir plus.
Malgré un taux de croissance annuel du PIB de 7 % en 2020, le contexte socioéconomique en République de Guinée était l’un des plus préoccupants au monde et les inégalités socioéconomiques étaient particulièrement élevées. Ces inégalités peuvent entre autres s’expliquer par une intense instabilité politique et par la mauvaise gouvernance, la corruption et les pratiques autoritaires des gouvernements successifs.
3.1.2. Contexte politique et pratiques autoritaires.
Le premier Président de la Guinée indépendante, Sékou Touré, en place d’octobre 1958 à sa mort en mars 1984, sera renversé par un coup d’État orchestré par Lansana Conté qui prendra le pouvoir et y restera également jusqu’à son renversement et son décès en décembre 2008[34]Paul Chambers, Guinée : Le prix d’une stabilité à court terme, Politique Africaines Volume 2, n° 94, (2004):21 https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2004-2-page-128.htm ; … En savoir plus.
Le coup sera orchestré par le Capitaine Moussa Dadis Camara qui contrôlera le pouvoir exécutif jusqu’en janvier 2010. En septembre 2009, des manifestations exigeant sa démission éclatèrent. Celles-ci furent réprimées par la junte au pouvoir faisant plusieurs centaines de morts, des centaines de femmes violées et des milliers de blessés [35]Dominique Bangoura, Le coup d’État de décembre 2008 et la Transition controversée en Guinée, Les Champs de Mars, Volume 3, n° 28, 2015 : 28 … En savoir plus
En décembre de la même année, le Président Camara essuyait une tentative d’assassinat et sera remplacé par son Vice-président, Sékouba Konaté[36]Dominique Bangoura, Le coup d’État de décembre 2008 et la Transition controversée en Guinée, Les Champs de Mars, Volume 3, n° 28, 2015 : 29-30, … En savoir plus. Il restera au pouvoir pendant un an, jusqu’à l’organisation d’élections libres en 2010. L’opposant politique des précédents régimes autoritaires, Alpha Condé sera élu Président au second tour, il sera reconduit en 2015 [37]Dominique Bangoura, Le coup d’État de décembre 2008 et la Transition controversée en Guinée, Les Champs de Mars, Volume 3, n° 28, 2015 : 32, … En savoir plus.
Considéré comme un fervent démocrate par la « Communauté internationale » et par ses pairs de la CEDEAO, le régime Condé a pourtant très vite eu des dérives autoritaires inquiétantes.
Entre 2010 et 2020, les rapports d’Amnesty International sur la situation des droits Humains en Guinée, font état de recours à des pratiques autoritaires, dont des restrictions sur les libertés de réunion et d’expression tout au long de la période.
Les forces de sécurité ont régulièrement eu un recours excessif de la force sur les populations civiles et sur les opposants politiques. La liberté de la presse n’était pas non plus respectée sur toute la période puisque des journalistes ont été victimes d’intimidations, et souvent de violence physique[38]« Rapport 2013: La situation des droits Humains dans le monde, Guinée », Amnesty International, 23 Mai 2013 … En savoir plus.
Les conditions de détention des personnes arrêtées arbitrairement ainsi que le recours à la torture préoccupaient notamment le Comité contre la torture et le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU. La justice ne semblait pas être indépendante puisque les membres des forces de sécurité coupables ou présumés coupables d’exactions étaient systématiquement impunis. De plus, la réélection en 2015 d’Alpha Condé a suscité de vives réactions de l’opposition politique qui dénonçait des irrégularités[39]« Rapport 2013: La situation des droits Humains dans le monde, Guinée », Amnesty International, 23 Mai 2013 … En savoir plus. Cependant, sur toute la période, la CEDEAO est restée silencieuse sur les pratiques autoritaires du régime Condé.
Pour mieux asseoir son pouvoir, peu avant les élections présidentielles d’octobre 2020, Alpha Condé proposa une révision constitutionnelle par referendum afin de limiter à deux le nombre de mandats présidentiels, une provision pourtant déjà existante dans la constitution guinéenne. Cependant, avec l’aval de la Cour Suprême, il a été décidé que les compteurs reprendraient à zéro, permettant à Alpha Condé de briguer un troisième mandat. [40] « La Cour suprême de Guinée valide la candidature d’Alpha Condé pour un troisième mandat », BBC News, 10 septembre 2020, https://www.bbc.com/afrique/54086732 .
Les articles 27 et 154 de la Constitution guinéenne du 28 septembre 1958 révisée le 7 mai 2010 étaient pourtant clairs sur la question. L’article 27 de la constitution précise que le président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans renouvelables une fois, et limite notamment le nombre de mandats présidentiels à deux, consécutifs ou non.
L’article 154 quant à lui, précise que les provisions sur le nombre limite de mandats présidentiels ne peuvent faire l’objet de quelconques révisions. Ainsi, la décision de la Cour Suprême de Guinée d’autoriser la candidature d’Alpha Condé aux élections présidentielles de 2020 était en violation des articles 27 et 154 de la constitution et des articles 1 et 45 du Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance de la CEDEAO[41]Guinée, Constitution du 7 mai 2010. Titre III, Article 27, République de Guinée, 2010 https://mjp.univ-perp.fr/constit/gn2010.htm ; Guinée, Constitution du 7 mai 2010. Titre XVIII, Article 154, … En savoir plus.
Largement boycotté par l’opposition, le referendum constitutionnel sera voté dans des conditions troubles selon l’opposition et permettra la révision de la constitution. Alpha Condé sera réélu Président aux élections de 2020, un coup d’Etat constitutionnel en sommes. Cette dérive autoritaire très contestée par la population, les organisations de la société civile et l’opposition politique, finira par aggraver les tensions dans le pays.
Figure 2 : Nombre de manifestations en Guinée de Novembre 2018-Novembre 2021 (par année par trimestre)
L’on recense, cent-soixante-cinq (165) manifestations contre la révision constitutionnelle et contre le troisième mandat d’Alpha Condé organisées entre janvier 2019 et décembre 2020, représentant 50.30 % des manifestations ayant eu lieu sur cette période en Guinée. Celles-ci ont été très sévèrement réprimées par les forces de sécurité et des dizaines de manifestants ont été tués[42]« Rapport annuel, 2020 : Guinée », Amnesty International, 7 avril 2021 … En savoir plus.
Si à la suite de cette candidature, le Président du Nigeria, Muhammadu Buhari, avait appelé les dirigeants de la région à respecter les limites constitutionnelles de mandats puisque selon lui, c’était la source de crises et de tensions politiques dans la région, la CEDEAO est restée silencieuse sur le troisième mandat d’Alpha Condé[43] « La Cour suprême de Guinée valide la candidature d’Alpha Condé pour un troisième mandat », BBC News, 10 septembre 2020, https://www.bbc.com/afrique/54086732 .
Pour illustrer ce propos, la mission d’observation des élections de la CEDEAO concluait que « le processus électoral ayant conduit aux élections présidentielles du 18 octobre 2020 s’était déroulé sans incidents majeurs » et appelait les candidats en lice à respecter les résultats[44]« Premier tour des élections présidentielles en Guinée – Le 18 Octobre 2020 : Déclaration préliminaire », Mission d’observation des élections de la CEDEAO, 2020 … En savoir plus.
Pire encore, lors de son discours d’ouverture, l’actuel Président du Parlement de la CEDEAO, Sidie Mohamed Tunis, félicitait à l’occasion de son discours d’investiture, les missions d’observations qui avaient « accompli leur mission avec succès » au cours de l’année 2020[45]« Discours d’ouverture de l’honorable Sidie Mohamed Tunis, Président du Parlement de la CEDEAO, CEDEAO, 13-19 Janvier 2021» … En savoir plus.
En réaction à ce contexte politique et socioéconomique, le 5 septembre 2021, le Comité National du Rassemblement et du Développement (CNRD), mené par le colonel Mamady Doumbouy, dissoudra la constitution, le gouvernement, l’Assemblée Nationale et déposera le Président sans effusion de sang. Le coup sera largement soutenu par la population[46]DIRECT – Guinée : après le coup d’État, les putschistes annoncent une transition, TV5 Monde, 05 septembre 2021, … En savoir plus.
Le 16 septembre, une session extraordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO s’est tenue à Accra (Ghana)[47] CEDEAO, « session extraordinaire de la conférence des Chefs d’Etat et de gouvernements de la CEDEAO du 16 Septembre 2021 », Accra, 16 septembre 2021, Secrétariat exécutif, 2021 . A l’issue de celle-ci, la CEDEAO exige :
- La libération sans délais des prisonniers politiques, dont Alpha Condé ;
- L’exclusion de la Guinée de toutes les instances de la CEDEAO jusqu’au retour de l’ordre constitutionnel ;
- La tenue d’élections présidentielle et législatives sous six mois ;
- L’accompagnement de la CEDEAO pour un retour à la conformité constitutionnelle en Guinée ;
Il est également décidé d’un commun accord d’imposer des sanctions ciblées contre les membres de la CNRD et leurs familles conformément aux protocoles CEDEAO. Les sanctions inclus :
- L’Interdiction formelle aux membres de la junte militaire et du CNRD de se présenter aux élections ;
- Le gel des avoirs financiers des membres du CNRD et de leurs familles ;
- L’appui de l’Union européenne (UE), de l’Union Africaine (UA) et de l’Organisation des Nations Unies (ONU) dans la mise en œuvre des sanctions.
D’après le compte-rendu de la session extraordinaire, le maintien de « l’ordre constitutionnel » est la principale préoccupation de la CEDEAO. Cependant, comme vu plus haut, il n’en était rien au moment de la révision constitutionnelle orchestrée par Alpha Condé. La répression des manifestants et les irrégularités potentiels lors des scrutins n’ont pas non plus suscité de réactions formelles de la CEDEAO.
Figure 3 : Nombre de manifestations par revendication en Guinée (2018 – 2021)
Ainsi, dans le cas de la Guinée Conakry, la CEDEAO a fait preuve de manquements graves qui ont contribué à la crise politique. Une réaction face à la proposition de révision constitutionnelle et face à la candidature pour un troisième mandat d’Alpha Condé, en appliquant les provisions établies par le Protocole A/SP1/12/01, auraient permis d’éviter cette crise politique. Sa réaction face au coup d’État et pas face aux pratiques autoritaires du président déchu témoignent du biais de la CEDEAO dans la résolution de la crise politique guinéenne.
La section suivante met en lumière des manquements similaires dans la gestion de la crise politique malienne. Malgré les pratiques répréhensibles par les protocoles d’application de la CEDEAO et les contextes socioéconomiques dégradés, la CEDEAO s’est abstenue d’intervenir avant les coups d’État militaires de 2020 et de 2021, ainsi participant à leurs émergences.
3.2. Mali : Les contextes socioéconomiques et politiques expliquant les coups d’État de 2020 et de 2021.
3.2.1. Le contexte socioéconomique.
Avec un PIB de dix-sept milliards quatre-cent-soixante-cinq millions de dollars en 2020 ($17,465 milliards, valeur de 2020), et un PIB par habitant de huit-cent-soixante-deux dollars ($862,45), soit environ soixante-douze dollars ($71,82) par mois par citoyen cette année, le Mali est également l’un des États les plus pauvres au monde. En 2019, l’indice de Développement Humain (IDH) était de 0.434, plaçant le Mali à la 184ème place sur 189 du classement du programme de développement de l’ONU[48]« PIB par Habitant (en USD$ courant) : Mali », Banque Mondiale, 2020 https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.PCAP.CD?locations=ML ; « Human Development index ranking (2020) » Programme … En savoir plus.
Comme en Guinée, plus de la moitié des jeunes maliens en âge de poursuivre des études secondaires (52,77 %) étaient déscolarisés en 2020[49]« Indices de développement Humain dans le monde, 2020 » Banque Mondiale, 2020, https://datatopics.worldbank.org/world-development-indicators/. Dans le même temps le gouvernement malien de l’époque dépensait 3.439 % du PIB dans l’éducation nationale.
En 2019, le taux de mortalité infantile pour mille naissances était de 60.2. Si le taux de mortalité infantile est 4.9 points moindre qu’en Guinée Conakry, il reste l’un des taux les plus élevés au monde. Malgré cela, à l’image de la Guinée, en 2018, le gouvernement malien ne dépensait que 3.885 % du PIB dans le système de santé[50] « Dépenses de Santé (% du PIB) – Mali », Banque Mondiale, 2020, https://data.worldbank.org/indicator/SH.XPD.CHEX.GD.ZS?locations=ML .
En proportion du PIB de 2020, les dépenses dans le système de santé représentaient environ 678 515 250 dollars US (valeur de 2020) en 2018 pour une population de dix-neuf millions d’habitants. Autrement dit, l’État dépensait environ 35,71 dollars par citoyen cette année-là, encore une fois, sans compter les dépenses d’entretien, d’investissement et de salaires de l’hôpital public[51] « PIB (en $USD) – Mali », Banque Mondiale, 2020, https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.CD?locations=ML .
En 2019, moins de la moitié de la population malienne (48.021 %) avait accès à l’électricité, si cette donnée a été multipliée par sept de 1996 à 2019, elle reste largement insuffisante. En conséquence, seuls 26 % des Maliens avaient régulièrement recours à Internet[52]« Pourcentage de la population ayant accès à l’électricité au Mali de 1990 à 2019 » Banque mondiale, 2021 https://data.worldbank.org/indicator/EG.ELC.ACCS.ZS?locations=ML ; … En savoir plus.
Il est également important de mentionner que le Mali a été frappé de plusieurs crises socio-politiques depuis l’incursion de groupes armés en 2012-2013. Les personnels soignants, les professeurs, les étudiants et les forces de sécurité ont tous régulièrement organisés des manifestations pour exiger le paiement de leurs salaires, ou pour l’amélioration de leurs conditions de travail.
Par exemple, le 27 février 2019, des professeurs ont organisé un sit-in à Kayes pour exiger le paiement de plusieurs mois de salaires impayés. Le 19 août 2019, les personnels soignants Koulikoro exigeaient également le paiement de leurs deux précédents mois de salaires impayés. Enfin, le 1er décembre 2020, des étudiants en médecine ont manifesté à Bamako pour dénoncer les 11 mensualités de bourses impayées leur étant dues[53]« Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED) » ACLED, 2021, https://acleddata.com/data-export-tool/ .
Ces statistiques montrent à quel point les réalités socioéconomiques guinéennes et maliennes sont similaires. L’on constate un manque criant d’investissements dans les secteurs publics clé aux succès des transitions économiques et sociales de ces pays. En particulier, la santé et l’éducation. La fracture sociale et le niveau des inégalités sont donc sans précédent dans les deux cas. Des facteurs fortement associés à l’émergence de coups d’État selon la littérature[54]Stephan Haggard, Robert R Kaufman, Inequality and Regime Change : Democratic Transitions and the Stability of Democratic Rule, The American Political Science Review Vol. 106, No. 3 (August 2012), pp. … En savoir plus.
Cependant, comme pour le cas guinéen, les indicateurs socioéconomiques en parallèle du niveau extrême d’insécurité et d’instabilité politique, ainsi que les dérives autoritaires du régime d’Ibrahim Boubacar Keïta et l’absence de réactions de la CEDEAO, expliquent les coups d’État de 2020 et de 2021. Pour illustrer ce propos, la section suivante recontextualise l’instabilité politique au Mali et décrit les mesures prises par la CEDEAO avant et après les coups d’État de 2020 et de 2021.
3.2.2. Les contextes politiques et sécuritaires.
Il a été clairement établi par la littérature que l’incursion de groupes armés au Mali est en grande partie due aux politiques étrangères étasunienne, britanniques et françaises en Libye. La chute du Colonel Kadhafi avait laissé le stock d’armes légères et de petit calibre (ALPC) de l’armée Libyenne sans surveillance, permettant aux groupes armés non-étatiques présents sur place, dont des groupes terroristes, d’augmenter en qualité et en quantité leur stocks d’armes et de munitions. Certains, dont Al-Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) se sont déplacés vers l’Algérie puis vers le Sahel à la fin du conflit libyen[55]Karim Ndiaye « Blocus anti présence militaire Française au Sahel : Le cas du Burkina » Affaires Africaines, 29 Novembre 2021 … En savoir plus.
En parallèle et expliquant la démise de la sécurité au Mali, un mouvement indépendantiste Touarègue (peuple nomade vivant au Sahel dont une communauté vie au Mali) visant à l’indépendance de la région de l’AZAWAD (région entre le Nord du Mali et l’Ouest du Niger) vis-à-vis du pouvoir central a émergé au même moment. Ce mouvement indépendantiste armé était une réaction à des décennies de politiques discriminatoires à l’encontre des populations nomades Touarègues vivant au Nord du pays. Cette insurrection a notamment permis de déstabiliser le Nord du pays et de faciliter l’incursion et l’implantation d’AQMI sur le territoire malien[56]Chauzal G, Van Damme T, « The roots of Mali’s conflict : Moving beyond the 2012 crisis », Clingendael, 2015 ; Hélène Claudot-Hawad, « ‘La question touarègue’ : Quels enjeux ? », Dans La … En savoir plus. La géographie particulièrement désertique au Nord du Pays, explique également en partie la facilité avec laquelle AQMI a pu entrer sur le territoire.
Ainsi, depuis 2011-2012, le Mali fait face à la pire crise sécuritaire de son histoire post-colonial. Connu sous l’appellation de « la guerre du Mali ». Elle implique aujourd’hui plusieurs groupes armés implanté dans la région, ceux voulant imposer la Charia dont le Groupement de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), qui est une coalition de groupes armés menés par AQMI. Et ceux luttant pour l’indépendance des peuples Touarègues du Mali représentés par le MNLA.
Cette crise politique majeure est le point culminant d’une instabilité continue au Mali depuis son indépendance. En effet, depuis l’indépendance du Mali en 1960, la plupart des gouvernements ont été renversés par des coups militaires.
Modibo Keïta sera le premier chef d’État du Mali de l’indépendance à 1968 au moment d’un coup d’État mené par Moussa Traoré qui s’accrochera au pouvoir jusqu’en 1991[57] Chauzal G, Van Damme T, « The roots of Mali’s conflict : Moving beyond the 2012 crisis » Clingendael, 2015, p31 .
À son tour, Moussa Traoré sera destitué par un coup d’État et remplacé par Amadou Toumani Traoré (ATT). Il présidera le comité de transition pour le salut du peuple jusqu’en juin 1992 et jusqu’à la tenue d’élections présidentielles. Alpha Oumar Konaré deviendra le quatrième président de la République du Mali et sera réélu en 1997. Il restera au pouvoir jusqu’en 2002[58] Chauzal G, Van Damme T, « The roots of Mali’s conflict : Moving beyond the 2012 crisis » Clingendael, 2015, p12 .
En 2002, ATT se présentera et gagnera les élections présidentielles, il restera au pouvoir pendant dix ans et sera à son tour, déchu par un coup d’État militaire mené par Amadou Haya Sanogo. Sous la pression internationale, Sanogo acceptera de mettre en place une transition civile. Dioncounda Traoré prendra le poste de Président par intérim un mois après le coup, en avril 2012 jusqu’en septembre 2013[59]Hélène Claudot-Hawad, « ‘La question touarègue’ : Quels enjeux ? », Dans La guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara : enjeux et zones d’ombre, dir. GALY Michel. … En savoir plus.
Des élections seront alors organisées et permettront d’élire Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). Il sera réélu en 2018 et restera au pouvoir jusqu’au coup d’État du 18 août 2020 orchestré par les Forces armées maliennes (Fama), avec le soutien des partis d’opposition et de la société civile.
Héritant des problématiques associées aux discriminations et à la criminalisation des populations Touarègues et Peuls, c’est en majorité sous la présidence d’IBK que le Mali a fait face à la crise sécuritaire évoquée plus haut[60]Jared Thompson, « Examining Extremism: Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin », CSIS, July 15, 2021, … En savoir plus.
Afin de sécuriser le Mali, les opérations militaires Française Serval puis Barkhane et de la Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali (MINUSMA) ont été dépêchées. Cependant, celles-ci n’ont pas permis d’assurer la sécurité des maliens ni de stabiliser la région. La tendance inverse est constatée, puisque entre début janvier 2011 et fin décembre 2019, le Mali recense 814 attentats commis par des dizaines de groupes armés différents. Cette donnée est caractérisée par une augmentation soutenue sur toute la période passant de 4 attentats en 2011 à 164 en 2018 (le maximum sur la période) et à 137 en 2019[61] National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism, « Global Terrorism database (GTD) », University of Maryland, 2021 .
Figure 4 : Nombre d’attaques perpétrées par les groupes armés présents au Mali (2011 – 2019)
S’ajoutant aux souffrances des populations locales, dès 2016, les rapports d’Amnesty International dénoncent l’impunité systémique dont bénéficies les forces de sécurité malienne et de la MINUSMA face à leurs exactions contre des populations civiles. Le recours à la torture, a des exécutions sommaires et autre mauvais traitements sont notamment dénoncés. Les libertés de réunion, d’expression et de la presse avaient également été restreintes par l’État au moins entre 2016 et 2020. L’État avait régulièrement recours à des méthodes d’intimidation à l’encontre des membres d’organisations de la société civile, des partis d’opposition et des journalistes au travers d’arrestations arbitraires, de violences et de condamnations[62]«Rapport annuel 2016 : Mali », Amnesty International, 24 Février 2016 » https://www.amnesty.be/infos/rapports-annuels/rapport-annuel-2016/afrique/article/mali ; « Rapport annuel 2017 : … En savoir plus.
Figure 5 : Nombre de manifestations ayant eu lieu au Mali par année et par trimestre
La montée de l’insécurité, ainsi que le manque d’efficacité des politiques malienne, des opérations Françaises, du G5 Sahel et de la MINUSMA ont toutes participées à la satiété des populations, harcelées de toutes parts. En conséquence, du 21 novembre 2018 au 14 novembre 2021, 135 manifestations contre l’insécurité ont eu lieu au Mali, représentant 40 % des manifestations organisées sur cette période[63]« Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED) » ACLED, 2021 https://acleddata.com/data-export-tool/ ; Bakary, M., ‘22 Mars 2012, 22 Mars 2014 : IBK, l’ex-Cnrdre: de la collaboration … En savoir plus.
Ces réalités ont également contribué à l’émergence du mouvement de contestations pour la démission du Président IBK. Cependant, elles ne sauraient expliquer à elles seules leurs émergences, ni leur avènement au moment du coup d’État d’août 2020.
Les élections législatives de mars-avril 2020 et les pratiques anti-démocratiques du parti au pouvoir sont des facteurs de causalité additionnels probant.
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Le Mouvement du 5 juin – Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP).
Aux dernières élections législatives de mars-avril 2020, les résultats plaçaient les partis affiliés au Président sortant en tête. Cependant, le taux de participation de 35 % posait questions. Dans une interview accordée à TV5 Monde, Baba Dakono, chercheur à l’Institut d’études de sécurité (ISS), soupçonnait des irrégularités au vu du taux de participation paradoxalement anormalement élevé.
« En désagrégeant les données, on se rend compte que le taux de participation n’est pas vraiment uniforme. Il est plutôt bas dans les grandes villes, de l’ordre de 10 à 15%, notamment à cause de la crise sanitaire du Covid-19 et d’une campagne de boycott appelant les habitants à rester chez eux. Mais dans de plus petites localités où des problèmes sécuritaires se posent, comme dans le Cercle de Mopti (ndlr : collectivité territoriale dans la région de Mopti, au centre du Mali) par exemple, le taux de participation est plus élevé. On a des taux qui avoisinent les 90 à 95% »[64]« Élections législatives au Mali : le parti présidentiel en tête, devant la formation de Soumaïla Cissé », TV5 Monde, 24 Avril 2020, … En savoir plus.
De plus, le député et leader du parti d’opposition Union pour la République et la Démocratie (URD), Soumaila Cissé avait été kidnappé le 25 mars 2020, soit quatre jours avant le premier tour des élections législatives, par la Katiba Macina (Un groupe armé affilié au GSIM) aux alentours de Niafounké, il n’était pas un cas isolé[65]« Élections législatives au Mali : le parti présidentiel en tête, devant la formation de Soumaïla Cissé », TV5 Monde, 24 Avril 2020, … En savoir plus.
Ces présomptions de fraudes électorales dans des localités désertées par l’administration, en parallèle de l’agression de plusieurs candidats de l’opposition tout au long de la campagne, ont toutes profitées au parti au pouvoir. En conséquence, 53 des 147 sièges de l’Assemblée nationale avaient été gagnés par des partis affiliés à IBK[66]« Élections législatives au Mali : le parti présidentiel en tête, devant la formation de Soumaïla Cissé », TV5 Monde, 24 Avril 2020, … En savoir plus. Dans le même temps, la mission d’observation de la CEDEAO est restée silencieuse sur les conditions dans lesquelles ces scrutins ont été validés.
C’est en réaction à ces irrégularités que sera créé le Mouvement du 5 juin – Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP). Composé de partis politiques d’opposition, de syndicats, d’organisations religieuses et d’organisations de la société civile, et au travers d’un mouvement contestataire très populaire au Mali, le M5-RFP a permis d’organiser et de clarifier les exigences populaires. La principale, étant la résignation d’IBK au poste de Président et la dissolution de son gouvernement[67] Nadia Chahed, « Mali : Le M5-RFP célèbre son premier anniversaire », Anadolu Agency, 5 juin 2021 https://www.aa.com.tr/fr/afrique/mali-le-m5-rfp-célèbre-son-premier-anniversaire/2264485 .
En conséquence, au troisième trimestre de 2020, les mobilisations pour la démission d’IBK représentaient 41.3 % des manifestations. Sur la période allant du 21 novembre 2018 au 14 novembre 2021, elles représentent 6.8 %.
Figure 6 : Nombre de manifestations par revendication au Mali (2018 – 2021)
Ce mouvement contestataire d’envergure a été sévèrement réprimé par les forces de l’ordre et de sécurité maliennes. Selon Human Rights Watch, en juillet 2020, au moins 14 personnes ont été tuées et 300 ont été blessés. Les forces de sécurité avaient également arrêté cinq leaders de l’opposition sans motifs, saccagées le siège du M5-RFP, et fait usage de balles réelles durant les manifestations[68]«Mali : Les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force lors de manifestations », Human Rights Watch, 12 août … En savoir plus.
Pourtant, sur la période de 2013 à 2020, les questions du respect des principes démocratiques et des obligations de l’État malien vis-à-vis des textes de la CEDEAO en vigueur, n’ont jamais été abordés lors de chaque conférence des chefs d’Etat et de gouvernement. Si un processus de médiation était engagé en Juin 2020, la CEDEAO n’avait pris des mesures restrictives en appliquant les provisions de l’article 45 du Protocole A/SP1/12/01 qu’au moment des coups d’État militaires de 2020 et de 2021[69]Commission de la CEDEAO, « Communiqué sur la situation au Mali », (Abuja : Commission de la CEDEAO, 18 Août 2020 … En savoir plus.
3.2.3. Les coups d’État et les sanctions de la CEDEAO
Le 18 août 2020, la junte militaire regroupée au sein du Comité national pour le salut du peuple (CNSP) renversait le Président IBK. Dans la foulée, Ibrahim Boubacar Keïta annonçait sa démission, et la dissolution de son gouvernement et de l’Assemblée nationale.
Le porte-parole de la junte, le colonel-major Ismaël Wagué, chef d’État-major adjoint de l’armée de l’air, assurait dans un discours sur la chaîne de télévision publique ORTM, qu’une transition politique civile serait assurée, sans pour autant préciser de délais[70]« Mali : démission d’Ibrahim Boubacar Keïta après avoir été renversé par des militaires », TV5 Monde, 19 août 2020, … En savoir plus.
À la suite de l’annonce du coup, la CEDEAO, l’UE, l’ONU et l’UA ont toutes fermement condamné la junte et exigeaient le retour à l’ordre constitutionnel. La Commission de la CEDEAO a publié le jour même un communiqué sur la situation politique au Mali. Dans celui-ci, la Commission condamne le coup d’État, exige la libération des prisonniers dont IBK, et dénie toute légitimité des nouvelles autorités.
La Commission prendra également la décision d’exclure le Mali de tous les organes décisionnels de la CEDEAO, conformément au Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance, jusqu’au retour de « l’ordre constitutionnel »[71]Commission de la CEDEAO, « Communiqué sur la situation au Mali », (Abuja : Commission de la CEDEAO, 18 Août 2020 … En savoir plus.
Dans ce communiqué, la CEDEAO fait aussi part de sa décision de fermer les frontières et d’imposer un embargo sur tous les flux des États membres avec le Mali et demande l’imposition de sanctions à l’encontre de tous les putschistes. Une délégation pour assister le Mali vers un retour à l’ordre constitutionnel a notamment été dépêché d’urgence[72]Commission de la CEDEAO, « Communiqué sur la situation au Mali », (Abuja : Commission de la CEDEAO, 18 Août 2020 … En savoir plus.
Lors d’un sommet extraordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement tenue le 20 août 2020 et lors de la 57ème session ordinaire du 7 septembre 2020 tenue à Niamey (Niger), les membres de la CEDEAO exigeaient pour le 15 septembre au plus tard, la mise en place d’une transition dirigée par des civiles pour une durée de 12 mois[73]CEDEAO, « 57ème session ordinaire de la conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement », Niamey, 7 septembre 2020, (CEDEAO, Secrétariat exécutif, 2020) ; CEDEAO, « Sommet extraordinaire de … En savoir plus.
Du 5 au 12 septembre 2020, le CNSP organisait des « concertations nationale » sur la transition auxquelles participait des organisations de la société civile de tous bords, dont les membres du M5-RFP. Ces concertations ont permis d’élaborer une Charte de Transition. Un gouvernement civil sera établi et dirigé par le Président de la transition Bah N’Daw et son Premier ministre Moctar Ouane. La présentation de la charte de transition, en parallèle du gouvernement civil de transition avait mené à la levée des sanctions de la CEDEAO le 5 octobre 2020[74]CEDEAO, « Déclaration des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO sur la situation au Mali », Accra, 5 octobre 2020, (CEDEAO, secrétariat exécutif, 2020) … En savoir plus.
Cependant, estimant que le document final ne reflétait pas les « points de vue du peuple malien », le M5-RFP rejeta la Charte de Transition. Ce désaccord aboutira au remaniement du pouvoir exécutif, Assimi Goïta, l’un des leaders du CNSP ainsi que Chôguel Kokalla Maîga, leader du mouvement d’opposition du M5-RFP, seront respectivement les nouveaux Président et Premier Ministre de la transition en Mai 2021[75]Mali : le Mouvement du 5 juin refuse le projet de charte de transition proposé, TV5 Monde, 13 septembre 2020 … En savoir plus. C’est ce qui a été considéré comme le second coup d’État malien. Dans ce contexte, de nouvelles sanctions ont été imposées par la CEDEAO.
Lors de la Session Extraordinaire de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la communauté du 16 septembre 2021, les chefs d’État et de Gouvernement prennent la décision d’imposer des sanctions économiques sur les juntes putschistes maliennes et guinéennes[76] CEDEAO, « Session extraordinaire de la conférence des chefs d’État et de Gouvernement, Communiqué Final », Accra, 16 septembre 2021, (CEDEAO, Secrétariat exécutif, 2021) .
Ceux-ci prennent les décisions de :
- Exclure les deux Etats des instances de la CEDEAO ;
- Imposer sans négociations possibles la tenue d’élections sous 6 mois à compter du jour du renversement du régime précédent ;
- Imposer des sanctions économiques ciblées sur les membres des juntes des deux pays et leurs familles (gel de leurs avoirs, interdiction de vol) ;
- D’appeler l’UE, l’UA et l’ONU à apporter leurs appuis en appliquant les mêmes sanctions ;
- Fermer des frontières terrestres et aériennes des États membres avec le Mali et la Guinée ;
- Interdire aux membres des juntes militaires Malienne et Guinéenne ainsi que leurs soutiens de participer aux élections ;
- Suspendre les transferts économiques et commerciaux entre les États membres et le Mali.
En novembre 2021, le CEDEAO ira plus loin en imposant des sanctions ciblées sur 149 membres du gouvernement malien et leurs familles, dont le Premier ministre Choguël Maïga et excluant le Président Assimi Goïta[77]« Sanctions de la Cédéao au Mali: le Premier ministre et presque tous ses ministres parmi 149 personnalités visées » RFI, 17 novembre 2021, … En savoir plus. Ainsi, si la CEDEAO se conforme aux différentes provisions du traité dans le cadre des coups d’État ayant eu lieu au Mali et en Guinée, elle joue un double jeu concernant les pratiques autoritaires dans ces mêmes États.
4. La responsabilité de la CEDEAO dans l’émergence de coups d’État au Mali et en Guinée (2020 – 2021)
Des réactions cohérentes face à toute forme de dérives anti-démocratiques, en appliquant le préambule, le paragraphe c du chapitre 1 de la Session 1 et l’article 45 du Protocole A/SP1/12/01 aurait très probablement suffit à atténuer les effets des crises politiques, voir à les éviter dans les deux études de cas. Néanmoins, les organes décisionnels et d’observation de la CEDEAO ont largement été silencieux vis-à-vis des dérives autoritaires dans les deux études de cas[78]CEDEAO, Préambule du Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de Gestion, de règlement des conflits, de … En savoir plus.
Ainsi, ce refus de s’attaquer aux facteurs menant à l’instabilité politique, dont les pratiques autoritaires, les révisions constitutionnelles en vue d’étendre la limite de mandat (Guinée), et les irrégularités lors de scrutins et la disparition de candidats de l’opposition (Mali), ont contribués à maintenir la région administrée par la CEDEAO dans l’instabilité. Cependant, ce constat n’est pas nouveau et pas non plus limité à ces deux États membres.
Comme vu en introduction, entre le 28 mai 1975 (date de création de la CEDEAO) et décembre 2021, 46 % des coups d’État ayant eu lieu en Afrique sub-Saharienne ont eu lieu au sein de la CEDEAO[79]Monty G. Marshall, « Conflict Trends in Africa, 1946-2004 A Macro-Comparative Perspective », CSP Centre for Systemic Peace, (Septembre 2006) : 53-61 ; A noter qu’a sa création, la CÉDÉAO … En savoir plus.
Sur la période allant de 1993 (date de révision du traité et de l’adoption des protocoles d’application) à 2021, 17 coups d’État réussi ont eu lieu dans les États membres de la CEDEAO. L’organisation régionale a imposé des sanctions sur neuf d’entre eux (53 %) et 7 n’ont mené à aucune mesure (47 %). Le Mali et la Guinée qui recensent respectivement 3 et 2 coups sur cette période ont systématiquement été visés par des sanctions[80]Monty G. Marshall, « Conflict Trends in Africa, 1946-2004 A Macro-Comparative Perspective », CSP Centre for Systemic Peace, (Septembre 2006) : 53-61 ; « 20ème Session ordinaire de la conférence … En savoir plus
Figure 7 : Liste des Coups d’État réussi et de l’application de sanctions de la CEDEAO (1993 – 2021)
Enfin, excepté le cas Ivoirien durant la crise électorale de 2010-2011, aucune des pratiques autoritaires enregistrées de 2005 à 2021 dans toute la communauté n’a mené à des sanctions de la CEDEAO.
Ces données témoignent de l’application à géométrie variable des protocoles en vigueur et des dysfonctionnements endémiques de la CEDEAO dans ses pratiques de « promotion » de la démocratie et du caractère systémique de l’émergence de coups d’État dans la région. Comment expliquer ces constats ?
Figure 8 : Les pratiques autoritaires des États membres et les sanctions appliquées par la CEDEAO (Uniquement pour les mandats en cours)
Comme suggéré par Ambrues M Nebo (2020, p29), le manque de réactions face aux pratiques autoritaires des membres de la conférence des chefs d’État et de Gouvernements peut s’expliquer par le simple fait que des chefs d’État y participant ont eux-mêmes recours à ces mêmes types de pratiques. Aborder ces sujets et appliquer les protocoles reviendrait donc à se tirer une balle dans le pied[81]Ambrues M Nebo, « The implications of AU & ECOWAS conspicuous silence on third terms and endemic corruption (Bad Governance) », the Atlantic International (University, Honolulu, Hawaii. … En savoir plus
Pour illustrer ce propos, les Présidents Togolais Faure Essozimna Gnassingbé Eyadéma, (cumulant aujourd’hui son quatrième mandat), et Ivoirien, Alassane Ouattara, (cumulant aujourd’hui son troisième mandat) ont en 2002 et en 2020 respectivement, procédés à des révisions constitutionnelles leur permettant d’accumuler de manière quasi illimitée des mandats présidentiels, et ont réprimés l’opposition politique et la société civile manifestant contre leurs pratiques autoritaires.
Les forces de sécurité et les systèmes judiciaires sous leur autorité avaient restreint les libertés fondamentales des partis d’opposition et des organisations de la société civile en ayant recours à l’emprisonnement injustifié, aux intimidations verbales et physique ainsi qu’à d’autres méthodes caractérisant les régimes autoritaires. [82]« Rapport annuel 2020, Togo », Amnesty international, 22 février 2020 https://www.amnesty.org/en/location/africa/west-and-central-africa/togo/report-togo/ ; Rapport annuel 2020, Côte … En savoir plus.
Comme pour la Guinée et le Mali, la CEDEAO n’a adopté aucune sanction à leur encontre. Ironiquement, ces deux régimes autoritaires ont activement participé aux prises de décisions de la CEDEAO concernant les crises politiques malienne et guinéennes.
Les données suggèrent que les hauts niveaux d’inégalités socioéconomiques, les pratiques autoritaires et l’absence de réactions de la CEDEAO face à celles-ci expliquent l’émergence de coups d’État au Mali et en Guinée en 2020 et en 2021.
Ainsi, malgré les principes démocratiques acceptés par le Traité et les différents protocoles d’application, la CEDEAO nie l’existence de dérives autoritaires dans ses États membres. Ces dénis génèrent une absence de contrôle inter-étatique ce qui augmente les risques de voir ses membres dériver vers plus d’autoritarisme et vers plus de mauvaise gouvernance au détriment des populations locales.
À terme, les pratiques autoritaires se traduiront par un manque de dépenses socioéconomiques de l’État, participant ainsi à l’aggravation des situations socioéconomiques (dépenses de soins et d’éducation, réduction de la pauvreté, etc.). Une crise majeure, telle que celle d’Ébola et du Sars-Covid-19 en Guinée, ou sécuritaire, telle que la guerre du Mali et l’intensification des attentas perpétrés par des groupes terroristes, mettra en lumière les inégalités et l’insécurité des citoyens délaissés par l’État.
Dans les cas du Mali et de la Guinée, des irrégularités lors des scrutins et l’accumulation antidémocratique des mandats présidentiels, généreront une croissance accrue des contestations populaires, qui seront sévèrement réprimées par les forces de l’ordre. Ces contestations seront interprétées par les hauts gradés militaires comme une perte de légitimité du chef d’État, et donc, constituera une opportunité pour renverser le régime.
La CEDEAO invoque systématiquement le maintien de « l’ordre constitutionnel » lors des processus de résolutions pacifiques post coups d’État. Elle presse alors les autorités de transition à organiser des élections libres dans des délais variant de six à douze mois via le recours aux sanctions diplomatiques, économique et ciblées. Ces délais ne permettant pas d’organiser des élections dans les meilleures conditions ni de résoudre les problématiques ayant mené au coup, les risques de voir des pratiques similaires refaire surface dans le futur restent élevées.
Avec le temps, et à l’image d’Alpha Condé, le manque de contrôle inter-étatique de la CEDEAO et le manque de réformes favorisant un meilleur contrôle des pouvoirs exécutifs, incitera les nouveaux présidents et leurs gouvernements à graduellement recourir à des pratiques autoritaires pour asseoir leurs pouvoirs. De là, l’instabilité politique ira de mal en pis menant éventuellement à un nouveau coup d’État, bouclant ainsi, le cercle vicieux d’alternance entre régimes autoritaires et coups d’État.
Il est utile de préciser que si en théorie, les sanctions multilatérales permettraient d’inciter les États visés à respecter leurs engagements dans le cadre de non-respect de leurs obligations. Le principe de souveraineté et d’égalité entre les partis membre étant la base des relations internationales, il n’existe pas d’autorité au-dessus de l’État à l’image du juge d’instruction faisant respecter le droit à l’échelle locale. [83]Smeets, Maarten « Can economic sanctions be effective? » , WTO Staff Working Paper, No. ERSD (Mars 2018):1-19, World Trade Organization (WTO), Geneva, … En savoir plus. Les sanctions économiques, ciblées et diplomatiques sont donc les seuls recours possibles à la disposition des organisations régionales.
Néanmoins, la littérature à clairement suggérée qu’il n’existe aucune donnée empirique permettant d’attester de leur efficacité à contraindre les États sanctionnés à respecter leurs engagements. Les sanctions ayant présentées une efficacité relative ont toutes été accompagnées de mesures complémentaires, notamment d’une isolation totale sur la scène internationale et ont durée dans le temps. En revanche, il a été montré que plus des sanctions sont longues, plus elles aggraveront les inégalités socioéconomiques [84] Sylvanus Kwaku Afesorgbor, Renuka Mahadevan « The Impact of Economic Sanctions on Income Inequality of Target States » Max Weber Program (2016/04) :1-21 .
Enfin, contrairement aux conclusions présentées par la littérature, le lien fait entre coups d’État et l’émergence subséquente de régimes autoritaires n’est ici pas systématique dans les cas du Mali et de la Guinée. Au vu de la participation active de la société civile et des partis d’opposition dans l’entreprise de réformes de fond dans les cas guinéens et maliens, les données rejoignent (pour l’instant) les trouvailles de Nikolay Marinov et Hein Goemans (2013) suggérant une relation plus complexe entre les coups d’État et les régimes autoritaires. [85]Nikolay Marinov, Hein Goemans, Coups and Democracy, British Journal of Political Science, Volume 44, Issue 04 (October 2014): 799-825 … En savoir plus
5. Recommandations
Pour efficacement promouvoir la Démocratie et la stabilité, la CEDEAO doit impérativement s’attaquer à toutes les formes de dérives autoritaires conformément aux provisions du Traité et des protocoles d’application adoptés par la communauté.
Une application systématique des textes à l’encontre de chefs d’État en rupture avec les principes de la CEDEAO, permettra de sortir chaque État membre du cercle vicieux d’instabilité politique énoncé plus haut. Une telle politique permettra également à la CEDEAO d’accroitre sa crédibilité pour mieux effectuer sa mission de promotion. Exclure les chefs d’État ayant recours à des pratiques autoritaires des instances décisionnels de la CEDEAO est donc crucial.
En revanche, les sanctions sont des outils à double tranchant, n’ayant pas prouvées leurs efficacités à contraindre les États à se conformer à leur obligations, et aggravant les souffrances des populations civiles les plus fragiles. Ainsi, imposer des sanctions économique n’est pas une solution viable dans le cadre de crises politiques en Afrique de l’Ouest.
La CEDEAO devrait plutôt privilégier le dialogue et entendre les doléances des membres de la société civile, des partis d’opposition, et des mutinés dans le cadre de coups d’État. La participation active d’organisations de la société civile de chaque État membre au sein des organes décisionnels de la CEDEAO, permettra ainsi de faciliter le dialogue et de trouver des solutions adaptées aux réalités du terrain.
Enfin, les régimes de transitions post-coups auront tout intérêt à collaborer activement avec les organisations de la société civile et avec les partis politiques d’opposition, afin d’établir un calendrier électoral réaliste et pour garantir le caractère libre des élections.
Dans un second temps, les régimes de transitions devront entreprendre des réformes de fond pour empêcher toutes révisions constitutionnelles ou accumulations des mandats présidentiels dans le futur. Réduire la concentration des pouvoirs exécutifs et législatifs et mieux les distribuer en créant notamment de nouveaux organes de contre-pouvoirs indépendants et en accentuant la participation de la société civile dans les processus démocratiques pourraient être une solution.