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Blocus anti présence militaire Française au Sahel: Le cas du Burkina

1. Introduction : le Blocus de Kaya (Burkina Faso)

Jeudi 18 novembre 2021, plusieurs milliers de manifestants pacifiques ont attendu et bloqué un convoi militaire de l’opération Barkhane aux portes de Kaya, une commune de la région Centre-Nord du Burkina Faso[1]« Burkina Faso : le convoi militaire français a quitté Kaya après des manifestations » TV5 Monde, 21 novembre 2021 … En savoir plus. Les manifestants contestaient la présence militaire Française au Sahel et brandissaient des banderoles lisant « Armée française dégage », « Libérez le Sahel », « Plus de convoi militaire d’invasion et de recolonisation français [2]«Armée française dégage» : un convoi militaire bloqué au Burkina par des milliers de manifestants » Le Figaro, AFP, 20 novembre 2021 … En savoir plus.

L’Agence d’Information du Burkina Faso (AIB), rapporte que les manifestants de Kaya pensaient que le convoi contenait des armes à l’attention des terroristes. Ils se seraient mobilisés afin de le bloquer et d’inspecter le contenu des conteneurs[3]« Blocus de Kaya: des jeunes exigent l’inspection du convoi de Barkhane » Agence d’information du Burkina (AIB), 20 novembre 2021, … En savoir plus.

Le 20 novembre après-midi, les militaires Français, acculés par plusieurs milliers de manifestants, auraient tiré sur la foule, faisant au moins quatre blessés par balles. Aucun décès n’a été déploré, cependant, la présence de blessés par balles remet en cause la version de l’État-Major des armées Françaises selon laquelle les militaires auraient fait usage de tirs de semonces[4]Un Tir de Semonce, est un tir effectué à l’arme légère et de petit calibre (ALPC), dans le but de dissuader, ou de contraindre. Ces tirs sont effectués dans les airs et ne doivent pas porter … En savoir plus.

L'une des victimes. Source: Agence d'Information du Burkina (AIB)
L’une des victimes. Source: Agence d’Information du Burkina (AIB)

Samedi 20 novembre, les négociations entre les manifestants, les autorités administratives, coutumières et religieuses locales (dont le gouverneur de la région Centre-Nord, Casimir Segueda et le maire de Kaya, Boukary Ouédraogo) et les militaires Français se sont soldées par un échec. Le jour même, le gouvernement, par l’intermédiaire du gouverneur, annonçait le retrait des militaires du territoire Burkinabè. 

Pour s’assurer du retrait effectif du convoi, des dizaines de manifestants se sont relayés et ont escorté le convoi hors de la ville. Celui-ci a été stationné à 10 kilomètres au sud de Kaya pendant plusieurs jours en attente d’instructions de l’Etat-Major[5]France 24, « Burkina : un convoi militaire français toujours « en attente » près de Ouagadougou » … En savoir plus. Plusieurs jours plus tard, le convoi a fini par reprendre sa route vers le Niger.

Selon plusieurs sources, le convoi provenait d’une base militaire Française postée à Abidjan (Côte d’Ivoire) et était en transit vers Niamey (Niger), pour enfin rejoindre la base de Gao (Mali)[6]« Débandade à Kaya: l’armée française effectue des tirs de sommation (régulièrement modifiée) » Agence d’Information du Burkina (AIB), 20 novembre 2021, … En savoir plus. Cependant, dès mercredi, et avant les évènements de Kaya, des manifestants Burkinabés avaient bloqué le convoi à deux reprises, à Bobo Dioulasso (Ouest) et à Ouagadougou (la capitale)[7]«Armée française dégage» : un convoi militaire bloqué au Burkina par des milliers de manifestants » Le Figaro, AFP, 20 novembre 2021 … En savoir plus.

Carte : Étendue de l’opérations Barkhane en 2021.

Source: Etat-Major des Armées (France), 2021. 

Au sujet de l’objectif du convoi, l’État-Major des armées françaises a tweeté :

Ce « convoi d’une soixantaine de camions et d’une centaine de militaires français parti d’Abidjan se dirigeant vers Niamey puis Gao » n’est « pas un convoi pour transporter des armes aux jihadistes, comme on peut le lire sur des réseaux sociaux »[8]« Burkina Faso : le convoi militaire français a quitté Kaya après des manifestations » TV5 Monde, 21 novembre 2021 … En savoir plus.

Dans une interview accordée au Grand Jury, émission de RTL, le Figaro et LCI, le Ministre des Affaires Étrangères, Jean-Yves Le Drian, a affirmé que ce blocus avait eu lieu du fait des « réseaux sociaux », des « fausses nouvelles » et de « l’instrumentalisation d’une partie de la presse qui joue contre la France. Certains même parfois inspirés par des réseaux Européens » en faisant référence à la Russie[9]« LCI » Le Grand Jury « Le Grand Jury du 21 novembre 2021 », Vidéo LCI,  www.lci.fr/replay-lci/video-le-grand-jury-du-21-novembre-2021-2202520.html. Cette thèse de l’ingérence Russe a été relayée par la presse Française depuis le début des évènements de Kaya[10]Agnès Faivre « Burkina : ce que dit le blocage du convoi militaire français à Kaya », Le Point, 23 novembre 2021, … En savoir plus.

Ces évènements sont d’un intérêt public aussi bien en France qu’au Sahel, cependant, plusieurs questions n’ont pas ou très peu été posées. Officiellement, l’opération Barkhane est l’outil de lutte antiterroriste par excellence au Sahel depuis août 2014. De plus, l’axe Côte d’Ivoire-Burkina Faso-Niger-Mali est régulièrement emprunté par les militaires de la force Barkhane depuis le début des opérations. Il convient donc de demander pourquoi ce mouvement anti présence militaire française a-t-il émergé et pourquoi maintenant ?

1.1. Une insécurité grandissante

Cette vague de protestations fait suite à la conférence organisée par la Coalition des Patriotes africains du Burkina Faso (Copa-BF) le 16 novembre[11]« Lutte contre le terrorisme au Burkina Faso : la coalition des patriotes africains dénonce les manœuvres de la France », Agence d’Information du Burkina (AIB), 20 Septembre 2021, … En savoir plus.

D’inspiration Panafricaine, la Copa-BF a vu le jour en réaction au contexte socio-économique, politique et sécuritaire au Burkina et plus largement au Sahel. Selon son porte-parole, la longueur de la présence Française dans la région en parallèle de l’aggravation de la situation sécuritaire ; la récente signature « d’accords secrets » asymétriques passés entre les autorités Burkinabè et Françaises ; et l’entrée en vigueur prochaine de la monnaie ECO, auraient tous alimenté la résurgence de mouvements anticoloniaux dans le pays des Hommes intègres.

Durant cette conférence, le porte-parole de la Copa-BF, Roland Bayala, a appelé la population burkinabè à participer au blocus du convoi militaire Français sur tout le territoire.  Plusieurs revendications ont notamment été énumérées ;

  • Le retrait des troupes de la Force Barkhane du pays et l’arrêt des opérations militaires Françaises dites « opaques »  au Nord du Pays et dans le Sahel ;
  • L’utilisation de moyens endogènes au Burkina pour éradiquer les groupes terroristes au Nord ;
  • Le refus du Franc CFA et de la monnaie ECO étant censée la remplacer ;

L’appel au boycott des entreprises Françaises installées dans la région (Total, Orange, Bouygues etc…)[12]« Lutte contre le terrorisme au Burkina Faso : la coalition des patriotes africains dénonce les manœuvres de la France », Agence d’Information du Burkina (AIB), 20 Septembre 2021, … En savoir plus.

En effet, ces revendications sont associées a l’aggravation des contextes socio-économiques et sécuritaires. Entre 2013 et 2019, le Burkina Faso a subi une augmentation fulgurante (+99.37%) d’attaques de groupes armés, ainsi qu’une multiplication du nombre de victimes civiles depuis 2015 (+97.55%)[13]Cf Figure 1.

Figure 1 : Nombre d’attaques terroristes par année au Burkina Faso (2013 – 2019)

Source : Global Terrorism Database (GTD), 2021[14]« Global Terrorism Data (GTD) », National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism (START),  2021 

L’attaque la plus meurtrière en date est le double massacre de Tadaryat-Sohlan (deux villes du Nord-Est), des 4 et 5 juin 2021. Cette double attaque totalise 14 et 160 morts civils respectivement (dont une vingtaine d’enfants à déplorer à Sohlan,les plus jeunes étant âgés de 6 mois).

L’attaque la plus récente a eu lieu le Dimanche 14 novembre dernier, dans la ville d’Inata (Nord) et totalise 53 morts (dont 49 gendarmes et 4 civils)[15]« Attaque au Burkina Faso : 160 morts, Le Drian se rend sur place », Le point, 06 juin, 2021, … En savoir plus.

L’enquête a révélé des manquements au niveau administratif, puisque ces gendarmes étaient en manque d’équipements et de vivres depuis au moins deux semaines avant l’attaque.

Ces révélations ont engendré une vague de manifestations menées entre autres par la Copa-BF. La démission du président Roch Marc Christian Kaboré (élu en 2014 et reconduit en 2020) a notamment été exigée par les manifestants et les partis d’oppositions[16]« Burkina : Attaque terroristes et mouvements d’humeur, dans les médias en ligne », Agence d’Information du Burkina (AIB), 20 novembre 2021, … En savoir plus.

Figure 2 : Nombre de victimes d’attaques terroristes par année au Burkina Faso (2013-2019).

Source : Global Terrorism Data (GTD), 2021[17]« Global Terrorism Data (GTD) », National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism (START),  2021. A noter que certaines données par incident ont été répétées, ces … En savoir plus.

De 2013 à 2019, nous recensons un total de 817 civils tués par des groupes armés au Burkina Faso, dont 73.68% ont été tués au cours de l’année 2019. Les groupes armés constituant le Groupement de Soutiens à l’Islam (GSIM/JNIM) et l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS), sont de loin les principaux meurtriers dans le pays[18]« Global Terrorism Data (GTD) », National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism (START),  2021.

Ils ont essentiellement commis des attaques à la bombe, des attaques surprises à l’arme légère et de petits calibres (ALPC) et à motos, des enlèvements ainsi que des incendies.

Les premières cibles sont des mines d’or, des écoles, des communes et agglomérations ainsi que les locaux des forces de sécurité. Si la majorité des attaques sur cette période, soit 150, n’ont pas été revendiquées, tout suggère que ces deux organisations se partagent la responsabilité[19]« Global Terrorism Data (GTD) », National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism (START),  2021.

Figure 3 : Nombre d’attaques totales commises par groupe terroriste entre 2013 et 2019 au Burkina.

Groupes armés Nombres d’attaques de 2013 à 2019
GSIM 32
Ansar-al-Islam 32
Etat Islamique au Grand Sahara (ESGS) 14
Extrémistes Musulmans 49
Inconnu 150
Extrémistes Fulani 2
Les signataires par le sang 1
AQMI 4
Boko Haram 1
Total 281

Source: Global Terrorism Data (GTD), 2021 

Depuis 2015, les populations civiles ont dû s’accommoder de la présence de groupes armés et ont fait face à leurs harcèlements quotidiens. Pour illustrer ce propos, entre le 1er novembre 2018 et le 21 novembre 2021, au Burkina Faso, nous recensons 764 « actes de violences perpétrés contre des populations civiles » commis par des groupes armés. Trois cent un ont eu lieu entre le 1er janvier et le 12 novembre 2021[20]Notez que le terme groupes armées inclus les groupes terroristes ainsi que les milices d’auto-défenses communales. Le terme « Actes de violences contre les populations civiles » est ici … En savoir plus.

Figure 4 : Nombre d’actes de violences perpétrés par groupe armée contre des populations civiles au Burkina Faso du 1er janvier au 12 novembre 2021.

Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)[21]Ces données ont été collectées grace à l’outil d’exportation de données de l’« Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED) » ACLED, 2021, Accédé le 20 novembre 2021. Notez que sur plusieurs attaques, les dépêches incriminent le GSIM et/ou l’EISG.

Sur cette période, 142 (47%) ont été commis (revendiqués ou présumés) par des organisations composant le GSIM, et 90 (30%) l’ont été par l’EISG. Notons que 42 actes de violences (14%) n’ont pas été attribués. Il est probable que le GSIM, l’EISG ainsi que des criminels de droit commun soient responsables.  En outre, ces violences ne prennent pas en considération les exactions des forces de sécurité Burkinabè à l’encontre des populations civiles.

1.2. L’Etat Burkinabè : Violations des droits de l’Homme et satiété de la population civile

Les forces de l’ordre et de l’armée Burkinabè se sont également rendues coupables d’exactions à l’encontre des populations civiles[22]Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor, « 2020 Country Reports on Human Rights Practices: Burkina Faso », Département d’Etat des Etats-Unis, 2020, … En savoir plus. Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) révèlent les violations des droits de l’Homme perpétrées par les forces de l’ordre et de sécurité Burkinabè, aidées par des membres des Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP)[23]Le VDP est une milice armée autorisés par la loi du même nom du 21 janvier 2020. Voir, Matthieu Vendrely, « Au Burkina Faso, qui sont les Volontaires pour la défense de la patrie ? » TV5 Monde, … En savoir plus.

Entre autre, le 9 Avril 2020, à Djibo (Région Nord), 31 civils ont été arrêtés et exécutés par les membres des forces spéciales au cours d’un raid. Le 11 mai 2020, à Kpentchangou (région Est), des Gendarmes de Tanwalbougou, accompagnés de membres des Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP) ont procédé à au moins 25 arrestations arbitraires.

Le lendemain, 12 des hommes arrêtés la veille ont été retrouvés morts dans leurs cellules. Les survivants ont expliqué que les personnes décédées avaient été battues à mort. Les auteurs de ces exactions n’ont pour l’instant pas été inquiétés par le système judiciaire Burkinabé[24]« Burkina Faso, 2020 », Amnesty International, 2020 https://www.amnesty.org/en/location/africa/west-and-central-africa/burkina-faso/report-burkina-faso/ ; « Burkina Faso: Security Forces … En savoir plus.

Les données rendues disponibles par l’Armed Conflict Location & Event Database (ACLED), suggèrent également un caractère systémique des violences gouvernementales à l’encontre des populations civiles au moins depuis 2019.

Figure 5: Nombres d’actes de violences contre populations civils perpétrés par année et par organisation gouvernementale Burkinabé (1er janvier 2019 – 02 Décembre 2021).

Source: Armed Conflict Location & Event Database (ACLED) [25]Ces actes de violences inlus le recours à la torture, des exécutions sommaires, tirs à balles réelles causant le décès ou la blessure des victimes, les disparitions forcées etc… Pour … En savoir plus.

Ces exactions ont été majoritairement commises par les forces militaires du Burkina (Armée, Forces spéciales, VDP) qui ont participé, individuellement ou conjointement avec les forces de l’ordre, à environ 74.15% du total. Ces violences à l’encontre des populations civiles ont été perpétrées de manière disproportionnée à l’encontre des minorités Fulani. Malgré le fait qu’ils ne représentent que 6.3% de la population Burkinabè, ils ont été les cibles d’environ 23.81% des violences commises (35 incidents sur 147)[26]ACLED data; voir aussi Boukary Sangare « Fulani people and Jihadism in Sahel and West African Countries » Observatoire du monde arabo-musulman et du Sahel, mars 2019, 4, … En savoir plus. Ces exactions à l’encontre de minorités pourraient à terme pousser les survivants et/ou les proches des victimes à se rapprocher des groupes terroristes implantés localement, ou à se composer en groupes armés d’auto-défense.

Ces données montrent le besoin criard de réformes du système de défense et de sécurité publique au Burkina. La persistance de violences contre populations civiles et l’impunité dont jouissent leurs auteurs brisent le contrat social entre la population et l’Etat et entravent tout progrès dans la lutte antiterroriste dans le pays. Cependant, les défaillances sécuritaires au Burkina trouvent des origines anciennes associées à l’ancienne puissance coloniale, la France.

2.  La France : Un allié utile de la lutte antiterroriste au Sahel ?

2.1. Quel est le bilan de la politique Française dans la région?

Outre la gestion problématique du blocus de Kaya de la part des autorités Burkinabè et Françaises, il parait clair que les solutions sécuritaires proposées par les membres du G5 Sahel et de la France n’ont produit aucune amélioration sécuritaire pour les populations locales[27]Cf les 4 blessés par balles, ainsi que les coupures de réseaux mobiles..Pire encore, l’opération Barkhane semble être corrélée à l’intensification accrue des attaques à l’encontre les populations civiles.

En effet, les premières victimes Burkinabè des mains de groupes terroristes ont été enregistrées en 2015,  quelques mois seulement après le début de l’opération Barkhane ayant débutée le 1er août 2014. Une explication plausible de ce phénomène, et en partie avancée par l’Etat-Major des Armées Françaises, ainsi que par le Dr Virginie Bauvais (SIPRI), pourrait être qu’après la fin de l’opération Serval, les groupes terroristes présents au Mali (dont Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), qui fondera le GSIM en 2017), ont dû battre en retraite dans la zone transfrontalière entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger[28]Ministère des Armées « Dossier de Presse : ‘Opération Barkhane’ », Paris, 2021, 3, Consulté le 22 novembre 2021, … En savoir plus.

De plus, le Dr Bauvais explique que la détérioration de la situation coïncide avec la fin du régime dictatorial de Blaise Compaoré le 31 octobre 2014, suite à un mouvement de révolte pacifique et pro-démocratique. La chute du dictateur Compaoré et de sa garde présidentielle en 2015 auraient facilité la démise du système de défense et de sécurité nationale[29]Virginie Baudais, « The impact of the Malian crisis on the Group of Five Sahel countries: Balancing security and development priorities », SIPRI, 18 Mai, 2020 … En savoir plus. L’exemple du massacre d’Inata du 14 novembre 2021 illustre parfaitement ces problèmes structurels rongeant l’ensemble du système de défense et de sécurité nationale.

Ainsi, si l’opération Serval a « atteint » ses objectifs en repoussant l’avancée des groupes armés vers la capitale Malienne, elle n’a fait que délocaliser la menace terroriste de quelques kilomètres. Ces mêmes groupes armés, qui, quelques mois plus tard ont commencé à attaquer les populations civiles des pays voisins, dont le Burkina Faso.

La difficulté du contrôle des frontières dans la région en raison de leur géographie, cumulée aux lacunes structurelles des systèmes de défenses et de sécurité des pays frontaliers, ont donc permis aux groupes terroristes de s’installer durablement dans la région.

En revanche, ceci n’explique pas pourquoi l’année 2019, point culminant de l’opération Barkhane, a été marquée par une augmentation accrue du nombre de victimes d’attaques et violences perpétrées par les groupes terroristes. Ainsi, utiliser des méthodologies quantitatives pour examiner cette corrélation pourrait apporter de nouveaux éclairages.

Si les effets de l’opération Serval et de Barkhane apparaissent contre-productifs, elles ne sont pas les seules opérations militaires Françaises à avoir eu un impact direct sur la sécurité au Sahel.

Les effets de la politique Française en Lybie sur la sécurité au Sahel.

Il a été établi par des chercheurs en relations internationales que la chute du Colonel Kadhafi et la défaite de ses troupes gouvernementales avaient eu pour effet de laisser un stock conséquent d’armes de qualité supérieure sans surveillance dans le pays[30]Mary Fitzgerald « Small Arms and Light Weapons as a Source of Terrorist Financing in Post-Qadhafi Libya » CRAAFT Briefing No. 6, (Juillet 2021) : 1, … En savoir plus.

Sans surprise, celles-ci ont envahi les marchés illicites régionaux au cours des mois suivants. Les groupes armés présents en Libye, dont AQMI, ont pu augmenter leurs capacités qualitatives et quantitatives militaires ainsi que leurs finances[31]Notez qu’AQMI fondera en 2017 le GSIM, coalition de groupes terroristes actifs au Mali, au Niger et au Burkina. Pour le procurement d’armes, voir Mary Fitzgerald « Small Arms and Light … En savoir plus.

La déstabilisation de l’État de Libye, facilitée par la politique étrangère des gouvernements américains et français de l’époque, ainsi que les interventions militaires françaises qui s’en sont suivi ont donc inévitablement eu des conséquences néfastes sur la stabilité des États du Sahel.

Autrement dit, cette dernière décennie d’opérations militaires françaises à l’étranger (OPEX) et de lutte antiterroriste ont été accompagnées dans les faits par un renforcement de la puissance de feu des groupes terroristes au Sahel, et par l’augmentation de l’étendue de leur présence régionale.

Si les mécanismes permettant ce constat restent à être étudiés via des méthodologies de recherche quantitative,  les premières victimes souffrent et s’indignent.  

2.2.  Manifestations pour une nouvelle stratégie de défense au Sahel : Est-ce le fait de réseaux Russes? Est-ce un phénomène nouveau ?

Comme vu plus haut, le Ministre des Affaires Étrangères français, ainsi que certains journalistes français, ont pointé du doigt les ingérences de la Russie et la propagation de fausses nouvelles pour expliquer les évènements de Kaya. Faisant référence à une interview en particulier, nous verrons que des informations sur les pratiques Française au Mali ont bien circulé. En revanche, il convient d’apporter des nuances.

L’interview du Premier Ministre de Transition Malien, Choguël Kokalla Maïga, sur les pratiques de l’armée Française au Sahel. Est-ce le facteur déterminant?

Lors d’une interview accordée au média d’État Russe RIA Novosti en début octobre 2021, le Premier Ministre du gouvernement de transition Malien, Choguël Kokalla Maïga, a accusé la France d’entraîner les groupes terroristes actifs au Mali. Le Premier Ministre a affirmé avoir les preuves que « La France a créé une enclave au Mali, elle a formé et entraîné une organisation terroriste à Kidal (Nord) » et qu’elle serait impliquée dans la formation d’un nouveau groupe lié à Ansar Dine[32]Un des principaux groupes terroristes sévissant au Mali sous la coalition du GSIM. Le Premier Ministre continue en accusant la France d’empêcher les troupes Maliennes de s’approcher de la zone[33]Lassaad Ben Ahmed, « Mali : Choguel Maiga accuse la France d’avoir formé et entraîné une organisation terroriste à Kidal », Anadolu Agency, 10 octobre, 2021, … En savoir plus.

Si ces accusations de la part d’un chef de gouvernement sont très graves, elles n’ont pourtant pas été reprises par les médias occidentaux, ni par ceux de la région. En effet, les médias ayant relayé cette information sont presque exclusivement russes et turques et sont très peu consultés en Afrique Sub-saharienne[34]En utilisant Similarweb.com, il est possible d’accéder aux statistiques de trafic de la plus part des sites..

En revanche, il est probable que les accusations du Premier Ministre malien aient circulé sur les réseaux sociaux. Cette analyse pourrait expliquer les rumeurs de supports logistiques aux terroristes de la part du convoi français lors du blocus de Kaya.

Bien que le manque de documents apportés par le Premier Ministre malien dévalorise de la crédibilité de ses accusations, la gravité de celles-ci, et la position de l’accusateur, font qu’elles mériteraient d’être étudiées et/ou débattues sérieusement.

En outre, il est probable que l’interview de Choguël Maïga soit la cause de la colère des manifestants ou de l’augmentation de sentiments anti présence militaire française au Burkina Faso. La mobilisation est bien une initiative de la société civile locale, menée par la Copa-BF comme expliqué plus haut. D’inspiration Panafricaine, la Copa-BF a vu le jour en réaction au contexte socio-économique, politique et sécuritaire au Burkina et plus largement au Sahel. Selon son porte-parole ;

  • La longueur de la présence française dans la région en parallèle de l’aggravation de la situation pour la sécurité des Burkinabè;
  • La récente signature « d’accords secrets » passés entre les autorités Burkinabè et Françaises favorisant les intérêts Français au détriment des populations locales ;
  • et l’entrée en vigueur prochaine de la monnaie ECO,

[…] auraient tous motivé la mobilisation. 

 

Figure 6 : Nombre de Manifestations contre l’insécurité au Burkina Faso  (20 novembre 2018 – 19 novembre 2021) par trimestre.

Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)

En effet, la hausse de l’insécurité s’est accompagnée d’une hausse proportionnelle des manifestations au Burkina Faso ces dernières années. Du 20 novembre 2018 au 19 novembre 2021, les citoyens Burkinabè ont organisé environ 350 manifestations. Quatre-vingts d’entre elles (22.85%) étaient contre l’insécurité montante. Soixante-cinq pour cent des manifestations contre l’insécurité (soit 52) ont eu lieu au cours du dernier semestre de 2021. Toutes les manifestations contre l’opération Barkhane, seulement 4, se sont produites au cours du dernier semestre de 2021[35]« Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED) » ACLED, 2021, Accédé le 20 novembre 2021.

Notons ici que l’impact des accusations du Premier Ministre malien sont à nuancer. L’interview a eu lieu le 7 octobre 2021 et a été relayée au moins jusqu’au 10 octobre par les médias russes et turcs. Cependant, la première manifestation anti-présence française n’a eu lieu que le 30 du même mois[36]« Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED) » ACLED, 2021, Accédé le 20 novembre 2021; Lassaad Ben Ahmed, « Mali : Choguel Maiga accuse la France d’avoir formé et entraîné … En savoir plus.

Il est donc peu probable que les manifestations anti-présence militaire française au Burkina soient le fruit d’ingérences russes. Les propos tenus par le Premier Ministre malien sont bien les siens et ont été relayés tels quels par les médias russes et turques au travers d’une interview vidéo. Nous verrons que les sentiments anti-présence militaire française au Burkina ont très certainement été provoqués par plusieurs décennies de politiques françaises dans le pays.

Des sentiments anti présence militaire Française alimentés par les politiques Françaises.

Outre les blessés causés par les tirs de l’armée française, la gestion de ces manifestations n’a fait que renforcer les sentiments anti-impérialistes déjà ancrés dans le pays de Thomas Sankara. La gestion de la crise fait écho aux pratiques connues de la colonisation française. Dimanche 21 novembre, les journalistes de TV5 Monde rapportaient la coupure du réseau internet mobile dans plusieurs villes du Burkina Faso à partir de samedi soir. Cette coupure est survenue au pic de participation et de médiatisation de la mobilisation[37]« Burkina Faso : le convoi militaire français a quitté Kaya après des manifestations » TV5 Monde, 21 novembre 2021 … En savoir plus. Ce type de tactiques est régulièrement employé dans les régimes autoritaires pour mater les révoltes. Ici, le problème est dans le fait que les opérateurs français se partagent l’oligopole du marché de téléphonie mobile au Burkina. Les principales entreprises étant des filiales de Bouygues et d’Orange, décrites comme des composantes essentielles du système du nom de la « Françafrique »[38]AIRTEL, ONATEL, TELECEL (Opérateurs partenaires de Bouygues télécom) et Orange ; Voir  « Liste des opérateurs partenaires de Bouygues dans le monde » Bouygues, octobre 2017, … En savoir plus

3.       Conclusions

Ainsi, plusieurs points peuvent expliquer les frustrations populaires, leurs revendications et le timing des protestations.

  • La vague d’insécurité sans précédent frappant les civils de toutes parts, ainsi que les massacres perpétrés par les groupes armés ces derniers mois ;
  • Les lacunes des appareils de défense burkinabè facilités par le régime de Blaise Compaoré et le manque de progrès depuis 2014 ;
  • Les pratiques recyclées de la Françafrique et les ingérences françaises ;
  • La longueur des opérations militaires françaises dans la région en parallèle de l’aggravation de la violence du conflit dont les populations civiles sont les premières victimes ;
  • Les exactions commises par les autorités Burkinabè aidées par le VDP.

Enfin, les blocus de Bobo-Diolisso, Ouagadougou, de Kaya, et plus récemment au Niger, rassemblant plusieurs milliers de manifestants, ne sont pas les premières protestations à l’encontre de la présence militaire française en Afrique. En effet, ces évènements font échos aux émeutes de 2004 en Côte d’Ivoire. Selon la version française officielle, lors d’une manifestation contre la présence de l’armée française, les militaires français sur place auraient effectué des « tirs de semonce » causant un mouvement de panique et coûtant la vie à une dizaine de manifestants. Dans le même temps, un responsable ivoirien faisait état de 64 morts et de milliers de blessés. Ces évènements avaient lancé une vague de représailles populaires à l’encontre des populations et commerces français dans le pays[39]Thomas Hofnung « L’exode des Français de la Côte-d’Ivoire » Libération, 11 novembre 2004, … En savoir plus

Les mobilisations burkinabè et nigériennes reposent donc les questions de la nécessité de la présence militaire française en Afrique et de la contribution de la politique antiterroriste française en Afrique Sub-saharienne. L’explosion du nombre de manifestations contre l’insécurité dans le pays ces dernières années, et contre la présence française ces derniers mois, suggèrent clairement une satiété populaire et un envie de réformes et d’autonomie vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale.

Ce mouvement risque de se répandre dans tous les états du G5 Sahel et d’interrompre bon nombre d’opérations militaires en cours. En effet, samedi 27 novembre 2021, une nouvelle manifestation ayant pour but de bloquer le même convoi arrivé à Téra (Niger) a eu lieu. Encore une fois, les soldats français accompagnés de soldats nigériens auraient procédés à des tirs de semonces :

«Vers 10H30, la tension est remontée chez le millier de manifestants. Les gendarmes nigériens et les soldats français ont effectué des tirs de sommation»[40]Porte-parole des Armées Françaises, voir « Niger : 3 morts dans de nouveaux heurts sur la route du convoi militaire français au Sahel » Le Figaro, 27 novembre 2021, … En savoir plus. Le maire de Téra, Hama Mamoudou, dénombre «3 morts et 18 blessés dont 4 évacués sur Niamey»[41]« Niger : 3 morts dans de nouveaux heurts sur la route du convoi militaire français au Sahel » Le Figaro, 27 novembre 2021, … En savoir plus.

L’envergure des mobilisations n’étant plus limitée au Burkina Faso font de ce mouvement un moment important dans l’histoire des relations entre les pays du G5 Sahel et de la France. Cependant, les manifestants ont-ils été entendus ?

Plusieurs facteurs suggèrent que non : 

  • Les réponses politiques des gouvernements burkinabé et français apportées en réaction au blocus de Kaya ;
  • Le déni de l’existence de victimes civiles ;
  • L’infantilisation des populations locales qui seraient « manipulées par des réseaux russes» et donc dépourvu de tout arbitraire ;
  • Le manque d’introspection des autorités françaises sur le bilan de la dernière décennie de lutte anti-terroriste dans le monde, ainsi que l’absence de débats publics sur le contrôle démocratique des opérations militaires à l’étranger ;

Il convient enfin de mentionner que malgré les annonces de chaque président français consécutifs concernant la fin de la Françafrique, de récentes contributions montrent que celle-ci s’est continuellement transformée depuis 1960, mais persiste[42]Thomas Borrel et al, L’empire qui ne veut pas mourir: Une Histoire de la Françafrique, (Paris: Seuil, 2021), 1-1008, … En savoir plus. De plus, les journalistes de Médiapart ont également révélé la manière dont le gouvernement français avait avalisé le dernier coup d’état au Tchad[43]Rémi Carayol, René Backmann, « Tchad: comment la France a avalisé un coup d’Etat », Médiapart, 29 Avril, 2021, … En savoir plus, ainsi que les manquements de l’AFD[44]Justine Brabant, Anthony Fouchard, « Les dérives de l’aide française au développement » Médiapart, 27 Septembre 2021, … En savoir plus.

Ces contributions, couplées aux données et aux analyses avancées dans cet article, montrent que la montée de sentiments anticoloniaux n’est pas du fait de supposés manipulations russes, mais bien le résultat de décennies de politiques Africaines de la France.

4.       Recommandations

Étant l’une des régions les pauvres au monde (en se référant au PIB par habitant), et en superposant les problèmes socio-économiques à l’insécurité, les populations sahéliennes auront tout intérêt à intensifier la mobilisation pour espérer toute amélioration. Cependant, tout manque de progrès d’ici les mois prochains risque d’envenimer la situation et d’engendrer une version sahélienne du Printemps Arabe de 2011. Le chaos généré par de tels évènements profiterait grandement au GSIM et à l’EISG.

S’il est peu probable que des négociations menant au retrait des troupes françaises aient lieu dans les mois à venir, il conviendra pour la société civile et les partis d’oppositions d’exiger une diversification des partenaires de sécurité et des investissements massifs dans l’amélioration qualitative et quantitative des forces de sécurité des membres du G5 Sahel.

Cependant, tout progrès sécuritaire ne pourra avoir lieu sans une réforme en profondeur des systèmes judiciaires afin de réaffirmer dans les faits la primauté de l’État de droit. Seules des réformes d’envergures permettront de mettre fin à l’impunité des forces de sécurité locales. Spécifiquement au Burkina Faso, la loi « Volontaires pour la Défense de la Patrie » (VDP) doit être amendée afin d’y mettre fin au plus vite. L’existence de milices citoyennes, non entraînées et peu contrôlées ne fait qu’exacerber les violences contre les populations civiles (notamment contre les minorités), malgré tout type de succès qu’elles pourraient accomplir contre les groupes terroristes.

Ces réformes permettront au Burkina et aux États du Sahel de progresser dans la lutte anti-terroriste et d’améliorer les conditions de vie des citoyens de la région. En revanche, ces réformes doivent être accompagnées de réformes socio-économiques afin de mettre un terme à tout type d’exclusions sociales ou de discriminations. En effet, ces facteurs sont les premières sources endogènes expliquant l’émergence de nouveaux groupes armées et/ou le recrutement de nouveaux membres dans une région politiquement instable.

Enfin, le sujet de la présence militaire française au Sahel est également d’intérêt public pour la France. Nous encourageons donc la société civile et les partis d’opposition Français à avoir un débat public sur le contrôle des opérations françaises à l’étranger. Rappelons qu’environ cinquante militaires français ont péri au Sahel depuis le début de l’opération Barkhane.

NDIAYE Karim Babacar

Diplômé d’un Master II en Relation Internationales de la National Chengchi University, (Taipei, Taiwan), Karim est spécialisé dans l’analyse des transitions démocratiques, des conflits armés et de la sécurité internationale.